Le totalitarisme n'est pas une dictature ordinaire

Bel essai qui fait beaucoup réfléchir surce concept, désormais devenu un classique de la science politique au point d'être réeemployé hors contexte et à toutes les sauces, de "totalitarisme".


Hannah Arendt semble en effet particulièrement attachée à un point: le totalitarisme n'est pas une tyrannie classique, ou une dictature, même brutale. C'est un régime à part, qui se fonde sur des masses d'individus, indifférenciés, interchangeables et qui est l'aboutissement ultime des "idéologies" conceptions qui ont pris leur essor politique au XIXe siècle, offrant une lecture unique de l'Histoire et s'inscrivant dans la dynamique permanente du devenir que ne doivent embarasser ni les contingences, ni le présent.


Deux personnages, deux "Chefs" ont incarné ce type de régime selon Arendt: Hitler et Staline, indépendamment des différences d'idéologies qui les séparaient.

Qu'est ce qui distingue donc le totalitarisme des autres dictatures? En premier lieu, il s'agit du mouvement permanent: les régimes totalitaires ne sont jamais stables et ne chercheraient jamais à se stabiliser. A l'intérieur, ils cherchent toujours de nouveaux ennemis bien longtemps après la disparition objective de toute opposition et renforcent sans fin le pouvoir de leur police en poursuivant ces desseins. A l'extérieur ils cherchent à s'étendre de manière permanente et ne peuvent donc pas s'inscrire, hormis de manière tactique pour se donner un air de respectabilité, dans une logique de concert des Etats animés par des objectifs limités et rationnels. De ce fait le totalitarisme ne coïncide pas avec le nationalisme, n'épousant celui-ci que pour se servir du pays dont il émane comme "quartier général" - ainsi Hitler s'intéresserait à la "race germanique" plutôt qu'aux allemands et Staline à la réussite du bolchévisme, aux détriments de la Russie.

En second lieu, en lien avec l'idéologie qu'ils incarnent, la réalité n'a pas de sens à leurs yeux. Non que l'idéologie soit intangible - on peut l'adapter aux circonstances - mais les faits ne sauraient en revanche faire obstacle à celle-ci peu importe les conséquences, car le futur justifiera l'idéologie. Le totalitarisme créerait, par la propagande (un peu), la terreur mais aussi l'atomisation des masses et le culte du secret une sorte de réalité parallèle, qui ne se dissous vraiment qu'avec la disparition du régime. Dans ce contexte seul ce qui répond à l'idéologie fixée par le chef prime, au mépris de toute considération pratique, ce qui est aux antipodes de la tyrannie classique agissant au seul profit du chef dans un cadre rationnel.


Comment expliquer la pérennité des institutions totalitaires? Hannah Arendt argumente qu' au-delà des qualités personnelles du Chef, tenue pour négligeable, le système totalitaire tient dans le fait que l'organisation prime avant tout.

Ce qui conduit paradoxalement à exclure l'arbitraire comme résultant du caprice du chef dans les actions de la société totalitaire. L'action est toujours légale, en harmonie avec la loi naturelle de l'idéologie que le mouvement totalitaire organise.

A cet effet le mouvement totalitaire serait il composé:

- de compagnons de route, supposés donner au mouvement sa respectabilité et de le normaliser auprès des masses qui sont les cibles de la propagande;

- des militants qui savent les limites de la propagande mais sont imprégnés de l'idéologie;

- des militants particuliers engagés dans les structures de combat du mouvement;

- de leurs encadrants;

- du chef et de son cercle de proches, sans cesse mouvant.

L'Etat totalitaire se caractériserait pour sa part par une hiérarchie du pouvoir pratiquement inversement proportionnelle à sa force institutionnelle apparente. La constitution "démocratique" de l'URSS de 1936 ou le maintien de celle de Weimar par Hitler tout en donnant des pouvoirs considérables à des institutionnellement faibles en théorie par des documents secrets illustrent cette tendance. A cela s'ajouterait un cumul de strates, les institutions créées par les régimes totalitaires n'étant jamais supprimées et leurs prérogatives plus ou moins secrètes. Ce cumul conduirait à devoir s'en remettre au seul Chef pour tout.


Cette structure viendrait se greffer sur une différence majeure entre Chef totalitaire et tyran qui consiste dans l'incarnation par le Chef de toutes les oeuvres de son mouvement - les meilleures et souvent les pires.

C est d'ailleurs là une des marques du totalitarisme, c'est que alliant secret, refus du fait, explication cohérente au prix de la réalité et négation de l'individu au profit des catégories de son idéologie - ennemis objectifs par exemple -il atteint le pire, les camps de travaux ou de concentration l'incarnant, déshumanisant et faisant disparaître l'individu, tout en rendant suspect et peu crédible tout témoignage de la réalité y compris aux yeux des victimes elles-mêmes.


L'essai d'Arendt vaut donc le détour, même si, daté, il convient de le prendre avec du recul - beaucoup d'archives ont pu être ouvertes depuis 1951 et remettent en cause par exemple l'idée d'un expansionnisme illimité chez Staline, la présentation somme toute flatteuse des actions de Lénine, ou l'idée qu'en somme Hitler seul avait toutes les informations pour trancher dans le IIIe Reich ce qui dédouane de facto ses subordonnés de leurs réelles responsabilités (Albert Speer par exemple). A prendre comme boite à outils de réflexion essentielle notamment du fait de son impact conceptuel considérable, plus que comme marbre indépassable sur les régimes hitlériens, staliniens et leurs similitudes.



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le 24 mai 2022

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