Si ce recueil de quatre conférences (« mais il y a vraiment un mot, non seulement plaisant, mais qui serait plus juste, le mot “causerie” », p. 15) données en octobre 1965 portait uniquement sur le tango, je ne l’aurais pas lu : je ne m’intéresse pas particulièrement au tango. Seulement, je connais l’auteur : je sais que les thèmes officiels de ses essais importent moins que les digressions qui les agrémentent. Agrémentent, c’est le mot, les sentiers que trace Borges étant propices aux promenades d’agrément.
Donc je laisse de côté ce qui concerne le tango. Dans ce domaine, des historiens spécialistes de la culture argentine trouveront peut-être des défauts, bénins ou rédhibitoires, au travail de Borges, ce n’est pas mon affaire. Ce n’est peut-être même pas la sienne, à vrai dire : je le soupçonne d’avoir donné des conférences, une fois rassuré quant à ses capacités à ne pas perdre la face, afin d’assouvir son goût pour les idées avant tout. C’est le cas de bien d’autres grands bavards – ce qui ne signifie pas verbeux, baratineurs ou jacasseurs – littéraires, dont la modestie n’est pas feinte. On l’aura compris, l’un des intérêts de ces conférences est de brosser un portrait de leur auteur. (On me dira que c’est le cas de toute œuvre littéraire. Mais toute conférence n’est pas une œuvre littéraire.)
L’autre source d’intérêt, je l’ai dit, ce sont les digressions. Borges a l’honnêteté d’en attribuer certaines à leur auteur : « Mon inoubliable ami, Macedonio Fernández, disait que les historiens connaissent aussi bien le passé que nous ignorons le présent » (p. 88). Il arrive même – comme souvent avec Borges – que ce soit le lecteur qui tire lui-même ses conclusions : on lit « les conversations que j’ai eues avec les gens de l’époque m’ont conduit, m’ont toutes indiqué que le mot “banlieusard” n’a pas ici un sens topographique » (p. 27), et on se dit en voyant des fils de bonne famille jouer aux racailles que Borges a peut-être mis le doigt sur quelque chose de plus général – l’idée qu’un espace n’est pas qu’un espace. De même, lorsqu’il dresse le portrait de ces hommes qui, « l’amour étant pour [eux] une affaire de vanité, […] ne comprenaient pas que le fait qu’une femme tombe amoureuse ou ne tombe pas amoureuse d’eux soit un fait fortuit, et peut-être aussi mystérieux pour elle que pour eux » (p. 100).
Ceci dit, les digressions les plus riches sont celles qui touchent à la littérature. Le propos parlera forcément à qui s’est interrogé sur le frisson de la fiction (« je dis que le tango nous offre à tous un passé imaginaire et qu’en écoutant un tango nous avons tous l’impression, de manière magique, d’avoir trouvé la mort “en nous battant à un coin de rue du faubourg” », p. 116), sur le lien entre culture populaire et culture savante (« tout homme de lettres qui touche à un thème populaire prend le risque, le risque sûr de l’exagérer », p. 104) ou sur ce que Borges doit à Flaubert : « J’écrivais une phrase et, une fois écrite, je la lisais avec la voix de mon ami, de mon ami mort, Paredes. Et si la phrase n’allait pas avec la voix, je me rendais compte que j’avais agi comme un écrivaillon, dans le pire sens du terme, et alors j’effaçais ce qui semblait affecté, j’effaçais les métaphores, par exemple, ou les qualificatifs recherchés » (p. 107).
On a, naturellement, le droit de ne pas partager les hypothèses de Borges. C’est prévu : « Je crois que celui qui pense souvent à une question change d’opinion à son égard. Il découvre les défaillances et les avantages de chaque nouvelle définition » (p. 93).

Alcofribas
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le 19 nov. 2018

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