Le Tyran
Le Tyran

livre (1870)

Étrange objet que ce Tyran : publié – d’après la note liminaire de la récente réédition chez Allia – sans nom d’auteur en 1870 à Londres, dans une version bilingue latin-français (et non pas le latin sur une page et le français sur l’autre, mais le français en haut de chaque page et le latin en bas), le moins que l’on puisse dire est qu’il prête à conjectures.
Pour être honnête, j’ai soupçonné un canular des éditions Allia – à cause de leurs influences situationnistes, entre autres.
D’ailleurs leur note est, sinon fausse, du moins incomplète : une édition, en effet sans nom d’auteur, a paru à Bruxelles en 1862 – sauf coup monté de la BnF avec à l’appui la numérisation d’un faux sur Gallica.
On arrête avec le racolage ? Oui, arrêtons avant que le lecteur se croie devant RMC Découverte.
Cela dit, le détour sur le site de la BnF ne règle ni la question de l’anonymat, ni celle du bilinguisme – traduction française d’un original latin ? latin rédigé après coup à partir du texte français ? autrement dit, thème ou version ? –, ni celle des dates de rédaction et de traduction – s’il s’agit bien de deux époques distinctes.


La question classique avec les étranges objets comme celui-ci consiste à se demander si le contenu est à la hauteur des circonstances de publication : on en a vu, des livres mystérieux qui n’avaient pour eux rien d’autre que, précisément, leur mystère.
Or, ce qui frappe d’abord avec cette cinquantaine de pages, c’est qu’elles ne ménagent pas grand-monde, à l’image du Discours de la servitude volontaire de La Boétie, auquel elles empruntent une citation complète et dont on retrouve beaucoup d’idées : « C’est toujours par le fait d’un homme que se fonde le despotisme, par le fait du tyran ; – mais il ne se fonde jamais que sur l’impuissance ou la corruption d’un peuple » (chapitre II, p. 13), voilà pour le terreau.
La philosophie politique ici développée est pour le moins marquée par le désabusement – beaucoup plus que par la plainte. Comme s’il s’agissait d’opter systématiquement pour le pire. Ainsi, par exemple, au lecteur qui serait rassuré de savoir qu’« il y a une démence commune à tous les malfaiteurs, qui vient les frapper à un moment donné et les conduit fatalement à leur perte », l’auteur rappelle aussitôt que « cependant tel est l’aveuglement de la foule en présence du succès, qu’elle a toujours absous les usurpateurs, pourvu qu’elle les vît réussir » (p. 35).
L’idée que la dictature repose sur la veulerie du peuple n’est certes pas neuve, mais il n’est jamais mauvais de la rappeler. De façon générale, dans cette tradition de pensée, le peuple ne vaut pas mieux que ceux qui l’oppriment : « Et ils obéissent, et ils méprisent ceux qu’ils voient obéir » (p. 64).


L’autre trait marquant du Tyran me semble être – dès le titre – son incroyable atemporalité, son actualité si on préfère, en tout cas le fait qu’il outrepasse largement tel ou tel moment. Et ce, qu’il s’agisse de remarquer que « Les citoyens ne sont plus que comme les ouvriers d’un vaste atelier, où le maître a réparti le travail de telle sorte que chacun d’eux ne doit voir qu’une pièce de la machine dont il ne connaîtra pas l’ensemble, et qu’il n’a pas besoin de connaître » (chapitre IV, p. 44) ou d’affirmer que « dans un grand pays, il suffit d’un petit nombre de gens pour faire une révolution ; et, la révolution une fois faite, on voit le peuple maintenir ce qui est par la raison qu’il faut vivre, la question politique n’étant que secondaire pour le plus grand nombre » (III, p. 17-18).
Entendez qui vous voulez par « les usurpateurs » et le « petit nombre de gens ». Il y a très certainement de quoi opérer des rapprochements avec la Florence des guelfes et des gibelins, la Bade-Wurtemberg du XVIIIe siècle et n’importe quelle situation où le pouvoir se convoite, avec ou sans révolution… C’est que par moments, l’ampleur des dégâts donne au propos quelque chose d’universel : « Le mal a rencontré plus de bassesse qu’il n’en était besoin pour ses démarches » (VI, p. 59).
À l’appui de cette dimension atemporelle, le style – je parle du style de la traduction, ou du texte français qui se donne pour tel. Un style sec, dynamique, taillé pour faire effet sans envoûter ; on est plutôt sous un orage de grêle que dans des sables mouvants. Et en termes d’écriture, plutôt que de La Boétie, on pourrait rapprocher le Tyran d’un La Bruyère. Ou de n’importe quel moraliste doué, si le lecteur de cette critique préfère, mais enfin certains passages ne gâteraient pas les Caractères : « Il y a d’honnêtes hommes qui ont un beau nom, de la fortune et du talent, la considération publique les entoure ; ils ont une famille, des enfants, espoir et caresse de toute la vie. Ne voyez-vous pas qu’ils sont soucieux et qu’il leur manque quelque chose ? Ils veulent être valets » (VI, p. 54).
« Ils », disent-ils.

Alcofribas
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le 1 août 2023

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