Leonardo Castellani est un prêtre argentin, mort en 1981, romancier, poète, traducteur, essayiste, philosophe et théologien. Ce très brillant esprit est, tour à tour privé, d’enseignement, interdit d’administrer les sacrements, puis chassé des jésuites... Son crime ? S’être rendu insupportable. Pensez, il tient de Léon Bloy par sa dénonciation du mal, de Georges Bernanos par sa détestation de la technique, de G. K. Chesterton par l’étendue de sa culture et la prolixité de sa plume, de Jean de la Croix par sa soumission à une hiérarchie hostile. Inconnu en France, un recueil de ses articles a été traduit par Érick Audouard. Si le penseur séduit les conservateurs, le prêtre est resté catholique.


Non seulement Castellani a une conscience aigüe du péché, mais il le voit triompher. « Tel est le péché d’aujourd’hui, reprit-t-il (il cite Claudel). Je veux dire le péché de l’homme actuel, de notre époque, de la civilisation moderne. Certes, nous n’adorons pas un fétiche d’or ou d’argent, ou quelque Minerve en marbre, mais nous adorons l’œuvre de nos mains, nous nous auto-adorons à travers nos misérables constructions. Les idoles du jour l le progrès, la culture, la civilisation, l’art, la science moderne, la surproduction, la radio, les gratte-ciels, les œuvres de nos mains... » (p.80)


Bernanos estimait, qu’en limitant sa liberté, le machinisme avilit l’homme. Castellani va plus loin, il y voit l’œuvre du malin. Si socialistes et libéraux divergent sur les moyens, ils partagent un même objectif. « Le monde actuel (le monde, pas l’Église) se divise en deux grandes entités qui se cherchent et s’entrechoquent : l’une d’elle porte l’étendard du « progrès technique » et l’autre celui de la « justice sociale ». Pendant que le monde s’écroule peu à peu, c’est deux entités qui semblent en tous points opposées et irréconciliables se font la guerre l’une à l’autre. Mais il y a une chose – une seule – sur laquelle elles concordent : leur haine de la tradition ; la tradition qui représente (autant qu’il se peut chez l’homme) non ce qui change mais ce qui ne passe pas. Derrière leurs querelles ces entités en conflit n’ont qu’un objectif : changer, opérer des changements, hâter le changement, précipiter le changement (elles appellent ça progresser), pour parvenir enfin au grand changement – par la magie duquel notre vallée des larmes deviendra un nouvel Éden. C’est dans ce but qu’elles se servent la mécanisation de la société et qu’elles instrumentent l’univers matériel : toute technocratie est une technolâtrerie. Satan n’a pas connu plus grande réussite depuis le début des âges : la matérialisation de l’élément vital, le vivant soumis à la machine, et la machine au service de l’argent et du profit, concrétion métallique du labeur des hommes, idole cruelle que Moïse réduisit en pièces et dont il fit égorger les adorateurs... » (p. 120)


Le progressisme n’a pas épargné l’Église, qui s’est protestantisée. « Le modernisme religieux (...) : ultime étape évolutive du protestantisme avec la théosophie (...) est la plus subtile falsification qu’on est jamais formée du christianisme. (...) elle présente le dogme chrétien dans son intégralité, gentiment révélé et glorifié, mais vidé intérieurement de tout contenu surnaturel pour se transformer en une espèce de grande mythologie symbolique « de tout ce qui a de divin dans la nature humaine. » » (p. 134)


Plus subtile est la distinction qui crée entre morale et moraline. La morale est chrétienne. La moraline est son altération par les pharisiens contemporains, qu’il vomit. « Il existe dans notre univers une morale que l’on peut appeler naturaliste, et que d’autres nomment moraline. Inutile de voir des films étrangers « moraux » pour connaître la moraline : il n’y a qu’à ouvrir les revues « distinguées » de notre pays. Cette moraline est d’origine protestante, et ouvre son premier surgeon dans l’erreur théologique de J. J. Rousseau, appelée naturalisme. Cette erreur consiste à croire que l’homme est naturellement bon et qu’il suffit de le laisser seul pour qu’il se conduise bien. Tout autre est le christianisme authentique qui n’a jamais fermé les yeux sur la semence de perversité présente dans notre nature, et qui a assigné deux racines à la morale ; l’effort du libre arbitre et l’aide de Dieu. Alors prenez garde : la morale n’a rien à voir avec la moraline, elle va bien au-delà de la simple discipline.
La moraline est facile, superficielle, présomptueuse, puritaine et bavarde. La morale est difficile, profonde, humble, prudente, discrète et joyeuse. La moraline est toujours prête à corriger les autres, à les juger et à leur faire des reproches. La morale dirige le regard en soi-même.
» (pp. 192-193)


Dernière citation, pour le plaisir. Il ne manque pas d’humour, ainsi il exécute son très illustre frère jésuite, Pierre Teilhard de Chardin en quelques phrases. « Le point essentiel, c’est que Chardin ne s’occupe pas du salut éternel : je crois qu’il ne le nomme pas une seule fois dans tout son œuvre. Je parle du salut éternel de l’individu en particulier (il n’en existe pas d’autre). (...) On me dit que Chardin est un théologien (?) chrétien qui a inventé ou trouvé une nouvelle approche du christianisme (meilleure que l’ancienne bien sûr), basée sur une science (paléontologique), susceptible d’attirer en son sein un très grand nombre de scientifiques et de consoler toute une flopée d’âmes perdues et désolées. (...) Chardin s’anime et s’égosille sur des sujets comme l’évolution, la conscience présente dans l’atome d’hydrogène, le Christ universel, la sainteté de la matière et cet ébouriffant point oméga vers lequel tout l’Univers finirait heureusement par converger on ne sait quand. De deux choses l’une : soit Chardin se fiche comme d’une guigne du salut éternel de mon âme, soit il va de soi à ses yeux. Or, à mes yeux, il ne va pas du tout de soi ; un livre qui abandonne cette question ne me concerne en rien. » (p. 196)


P. S. : Merci à Beberthecat

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le 10 févr. 2020

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Step de Boisse

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