Le Voile d'Isis
7.8
Le Voile d'Isis

livre de Pierre Hadot (2004)

Un livre que j'avais lu il y a un certain temps et dont ma critique sur Novalis m'a inspiré la rapide relecture.


Je crois que je n'en avais pas tiré grand-chose la première fois, faute de suffisamment de connaissances en philosophie pour vraiment en comprendre l'enjeu. Il faut préciser que si Pierre Hadot escompte y faire une « histoire de l'idée de nature », c'est bien selon une perspective d'histoire des idées. Il ne s'intéresse donc qu'à la nature en tant qu'idée philosophique, telle qu'elle a pu être pensée par les différents auteurs de l'Antiquité à nos jours. Et il faut dès avant souligner l'incroyable érudition que l'entreprise mobilise, bien que Pierre Hadot se focalise surtout sur l'Antiquité (sa spécialité) et le romantisme allemand (choix loin d'être anodin).


L'ouvrage, assez dense, peut donner le vertige d'une longue énumération d'auteurs et de la conception qu'ils ont eue de la nature. Il y a néanmoins, au-delà du travail d'historien des idées, une véritable méditation sur la destinée de l'Europe qui se dessine au fil des pages. J'ai personnellement acquis la conviction que la question de la nature était la question la plus fondamentale, et que c'était la façon dont une société la concevait et la problématisait qui en dénouait en quelque sorte la destinée. Ce genre d'ouvrage ira dans ce sens. La question de la nature est intimement liée à celle de la connaissance que l'on peut en avoir et, donc, de la science, des questions cruciales aujourd'hui où l'inquiétude pour la dévastation de la nature (encore parle-t-on seulement d' « environnement », oubliant que Sarcelles est aussi un environnement...) n'a d'égal que la foi dans la science.


En interrogeant l'idée de nature, Pierre Hadot questionne donc également la conception de la science et, in fine, l'avènement de la science moderne ainsi que les résistances qu'elle a suscitées (d'où l'insistance sur le romantisme allemand). Il distingue deux attitudes opposées : une attitude prométhéenne, souhaitant arracher le voile de la nature et en découvrir tous les secrets dans l'espoir de faire advenir une humanité meilleure ayant terrassé la maladie, la faim, voire éventuellement la mort, et une attitude orphique, qui insiste au contraire sur le caractère profondément mystérieux de la nature, l'impossibilité pour l'homme de la connaître vraiment, et donc contestant les prétentions d'une science souhaitant « faire parler » la nature sous l'effet de la torture expérimentale (c'est bien avec cette métaphore que les promoteurs de la science moderne ont conçu leur entreprise !)


On sent que Pierre Hadot a tout de même une préférence pour la deuxième attitude. Mais c'est aussi ce qui constitue l'immense intérêt de ce livre. On sait que Pierre Hadot a profondément révolutionné la conception qu'on se faisait de la philosophie antique, qui se distingue de la philosophie moderne comme étant d'abord une pratique, un art de vivre, et seulement ensuite une doctrine. Pierre Hadot fait ainsi partie de tous ces auteurs qui ont radicalement changé notre regard sur les traditions anciennes, qui ont contribué à ne plus les considérer, avec mépris, comme des étapes antérieures et primitives d'un progrès dont nous serions l'apogée, mais à les regarder dans leur propre richesse intrinsèque, en tâchant de comprendre réellement l'esprit qui les animait, leur intelligence et leur valeur. Une telle entreprise (dangereusement « relativiste », diront certains) conduit naturellement à amoindrir l'aura de la science moderne, ou à tout le moins, de la placer en vis-à-vis d'autres traditions qui n'ont pas nécessairement moins de valeur qu'elle. La science n'est ainsi qu'une forme historique parmi d'autres, qu'il s'agit de penser en tant que telle.


La genèse de la science y est abordée sur le temps long, comme résultant d'une longue tradition, longtemps minoritaire, remontant au mécanicisme grec et retrouvant une nouvelle vigueur à la fin du Moyen Âge, en trouvant, d'ailleurs, une inattendue mais féconde inspiration dans la magie (dans un jeu d'opposition cela dit : la science embryonnaire s'oppose à la magie mais emploie le même vocabulaire et est animée des mêmes aspirations ; elle prétend faire mieux qu'elle dans ce qu'elle souhaite faire). Les idées fondamentales en sont, d'une part, la conviction que le progrès des techniques entraînera un progrès humain grâce à la domination exercée sur la nature, et d'autre part, la conception de la nature comme un simple mécanisme, une machine dont il suffirait de comprendre les rouages pour l'utiliser à notre guise. Au XVIIe siècle, l'expansion de cette idée conduit à retirer à la nature son caractère divin ou sacré, phénomène inédit et crucial dans l'histoire de l'Occident. Dans le même temps s'affirme la conviction qu'il est possible d'avoir une connaissance certaine des choses, ce qui constitue aussi une nouveauté fondamentale.


Car les Anciens ne croyaient guère à un quelconque « consensus scientifique ». Au contraire, chaque approche de la nature ne pouvait qu'avoir un caractère conjectural, dans la mesure où elle demeurait, au fond, inconnaissable. De ce fait, il était tout à fait possible de voir coexister plusieurs explications différentes du monde, ce qui se manifeste concrètement par l'existence, somme toute pacifique, de nombreuses écoles philosophiques. A cet égard, Pierre Hadot donne à voir un rôle assez ambigu de la philosophie platonicienne, démarche qui n'est pas inintéressant quand on sait quel rôle funeste de très nombreux courants de pensée ont accordé à Platon et aux néo-platoniciens. Il revient ainsi sur le modèle qu'a constitué pour la science moderne l'idéalisme platonicien et sa conception des mathématiques et de la physique comme langages explicatifs de la nature : si, pour Platon, les Idées, les mathématiques et la physique n'étaient qu'une tentative conjecturale d'expliquer la nature, comme par une reproduction abstraite qu'on essayerait de rapprocher autant que possible de la réalité, les modernes (Galilée et Descartes notamment) ont repris cette idée mais avec la conviction qu'il existait une exacte correspondance entre la nature et les modèles mathématiques, étant entendu qu'exactitude des données et des résultats correspondait avec exactitude de la vérité.


Cependant, les néo-platoniciens, y compris Platon, ont aussi été les transmetteurs d'une très ancienne conception de la nature comme « œuvre poétique », et de ce fait d'un rapprochement entre la poésie et la vérité. Pierre Hadot remonte l'histoire de cette idée en insistant notamment sur l'importance de cette conception au Moyen Âge et la façon dont elle a été transmise jusqu'aux Temps Modernes. Les philosophes néo-platoniciens de l'École de Chartres, au XIIe siècle, ont rénové une poésie dédiée aux dieux antiques, considérés, selon une vieille tradition platonicienne, comme des « enveloppes » de la nature dans ses diverses manifestations. Ce qui, pour Pierre Hadot (et je suis d'accord avec lui), a plus de sens qu'un simple raffinement esthétique. Au XIVe siècle encore, le prosaïque Froissart voyait dans la mésaventure de tel chevalier pyrénéen dans la montagne un mauvais tour joué par un ancien dieu de l'Antiquité... A la Renaissance, chez des auteurs italiens (sans parler de ce philosophe grec qui ambitionnait de rénover le paganisme !), on envisageait même une synthèse de christianisme et de paganisme.


Ces conceptions, cette ambiance esthétique, ont échoués aux premiers romantiques allemands, objets d'un assez long développement : l'auteur insiste sur les critiques qu'ils ont formulées à l'égard de la nouvelle science (Goethe en particulier), et leur rôle dans le renouvellement d'une poétique de la nature (je détaille un peu plus longuement ici). C'est ainsi tout naturellement que le livre se clôt sur Heidegger, contempteur des ravages de la technique bien avant les premiers écologistes, et grand héritier du romantisme allemand par ailleurs, qui devait aussi en être le point de départ.


Un livre passionnant mais dont le propos de fond risque peut-être d'échapper si on n'est pas déjà attentif à ces questions, en raison d'un style trop neutre qui n'y insiste qu'assez ponctuellement. C'est en tout cas une formidable plongée dans les traditions passées et on ne peut que se sentir émerveillé par cette longue histoire faite de textes se répétant les uns aux autres à des siècles de distance, certaines traditions renaissant, sous un jour nouveau, après plusieurs centaines d'années d'oubli (où l'on a tout de même pris soin de recopier méticuleusement les œuvres héritées du passé). Sans doute faudra-t-il bien un jour regarder en arrière et, au lieu de s'obstiner dans une folle fuite en avant toujours plus pressante d'angoisses apparemment imminentes, prendre le temps de puiser à la source des penseurs d'autrefois, qui, à l'époque de la voile et de la charrue, anticipaient déjà le risque de voir les œuvres de la technique se retourner contre leur inventeur.



Cinquante ans après [le discours de Heidegger La question de la technique de 1953 alertant sur la destruction de la nature et de l'humanité de l'homme, et celui de Heisenberg estimant au contraire qu'il faut simplement attendre que l'homme s'adapte à ses nouvelles conditions de vie], nous devons bien reconnaître que, loin de maîtriser cette situation, l'humanité se trouve, au contraire, aux prises avec des dangers encore plus graves. La technique engendre un mode de vie et des modes de pensée qui ont pour conséquence de mécaniser de plus en plus l'homme lui-même, mais, par ailleurs, il est impossible d'arrêter l'engrenage impitoyable de ce type de civilisation. L'humanité risque d'y perdre son âme et son corps.


Antrustion
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le 6 oct. 2021

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