Le contraste est assez rude entre cette pièce (l’un des deux chefs-d’œuvre officiels de Labiche) et le tout-venant de sa production. On passe de vaudevilles assez fous et tourbillonnants à une comédie de caractère beaucoup plus rationnelle et posée. Eternel conflit entre l’œuvre littéraire soignée et pensée, mais trop sérieuse pour arracher des crises de fou-rire (c’est le cas de « Perrichon »), et la bonne grosse farce avec un peu de queue mais pas beaucoup de tête, assurée d’arracher l’hilarité du public.

Perrichon, bourgeois père de famille, la cinquantaine, caricature du vaniteux superficiel à l’Ego pétant plus haut que son cul, bardé de principes de vie renforçant sa bonne conscience, nous offre le spectacle lamentable d’un orgueil déplacé le poussant à mépriser celui qui lui a sauvé la vie, Armand (parce que cela en fait son obligé, et qu’il n’aime être l’obligé de personne), et chouchoutant celui à qui il a sauvé la vie, Daniel (parce que cela le valorise, en fait un héros pourvu d’une gloriole fugitive qu’il entend surgonfler).

Perrichon laisse déborder son Ego sur sa famille : c’est sa fille Henriette qui doit tenir des comptes écrits sous sa dictée, et, pire, recopier les « impressions de voyage » de Perrichon, genre très à la mode chez les grands écrivains de l’époque. La prose de Perrichon, mal maîtrisée, est ampoulée, emphatique, maniérée, enfin à son image : prétentieuse et bancale... C’est d’ailleurs pour son manque de maîtrise de l’écriture que Perrichon va frôler la mort (ce serait bien que les « écrivains » de notre temps qui parlent le texto en guise de langage éprouvent, de temps à autre, de tels frissons...) . Vaniteux, il manque de se tuer à cheval parce qu’il prétend savoir monter. Et le dégonflage de sa vanité vers la fin donne un aspect moral à la pièce.

Comme il faut bien un enjeu à la pièce, on retombe dans le banal : celui du mariage de la fille de Perrichon, Henriette, disputée en une rivalité amicale et quasiment contractuelle entre Daniel et Armand. Evidemment, le cœur d’Henriette penche pour celui que Perrichon méprise...

Le Commandant, qui vaudra à Perrichon la plus belle frousse de sa vie (une provocation en duel où il va probablement laisser sa peau), n’est guère comique ; à peine peut-on sourire de ses démêlés avec une certaine Anita, qu’il quitte pour la huitième fois, sans qu’il soit assuré qu’il n’y en ait pas une neuvième... (I, 7 ; II, 8). Et l’on peut trouver bizarre qu’il souhaite (II, 8) être jeté en prison pour être guéri de son addiction à sa maîtresse.

Le personnage de Majorin, qui emprunte, puis rembourse de l’argent à Perrichon, est d’un intérêt limité : il ne convoite rien, il ne complote rien, il tient sa parole, finalement on se demande un peu ce qu’il fait là.

Diverses mystifications et complots des uns et des autres vont tirer Perrichon du mauvais pas où il s’est engagé : on reste dans la comédie, en dépit du ton tragique que prend l’action juste avant le duel avec le Commandant.

On est un peu surpris de ce que Labiche ait placé des personnages en posture d’observateur, afin d’expliciter platement le sens psychologique et moral de certaines situations, ce que le spectateur avisé aurait aimé faire lui-même, sans être pris pour un débile à qui il faut tout expliquer ; ainsi, quand Majorin souligne la légèreté de cœur avec laquelle Madame Perrichon et Henriette voient Perrichon partir vers la mort (IV, 3) ; ou encore, toute la scène où Daniel et Armand explicitent les ressorts psychologiques de l’orgueil et de l’ingratitude de Perrichon (IV, 8).

Cette pièce vaut, secondairement, par ce qu’elle nous enseigne sur les progrès techniques à l’époque du Second Empire : Le voyage de Perrichon, c’est sur la mer de Glace qu’il le fait, avec sa petite famille. Aussi est-on bien aise, lors de l’ouverture du rideau, de ne pas tomber encore une fois sur une de ces éternels « salon-bourgeois-porte-à-droite-porte-à-gauche-portes-dans-les-pans-coupés-canapé-fauteuil-guéridon-pendule » qu’il nous offre d’ordinaire. Non, on est dans une gare de chemin de fer. On peut y observer la maniaquerie des employés, qui se croient importants parce qu’ils travaillent dans le high-tech de l’époque : on n’achète pas les billets n’importe quand ni n’importe comment, pareil pour enregistrer les bagages, pareil pour accéder au quai d’embarquement, etc. Perrichon, bon père de famille, cherche à répondre à toutes les exigences, s’inquiète de tout, s’agite, court à droite et à gauche, transpire, mais avec tant de vraisemblance que, finalement, ce remue-ménage n’est pas si drôle que cela.

En tant que comédie de caractère, cette pièce a pu rappeler Molière à certains critiques. Certes, elle est bien construite, nettement plus cohérente et réaliste que la production commune de Labiche, mais enfin, si on peut en apprécier la finesse d’observation psychologique, on rit moins que d’habitude.
khorsabad
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le 12 mai 2013

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