Le Voyant d'Etampes, Abel Quentin, édit. de l'Observatoire (et désormais en format de poche), Prix de Flore 2021

Ce livre, c'est "Cher Connard". Je sais ! C'est le tire du dernier Virginie Despentes (je vous en parlerai bientôt, peut-être). Mais il irait comme un gant à celui-ci, au fond un peu sur le même thème : l'air du temps qui arme les indignations contemporaines. Despentes a choisi de revenir sur le mouvement "Metoo", Abel Quentin, lui, sur le "woke", la "cancel culture" et la dénonciation à tout va de l'appropriation culturelle.

Reconnaissons que ce "Voyant d'Etampes" est bien écrit, tenu, très bien fichu, ce que n'est pas le " Cher Connard" de notre ex-jurée Goncourt.

Oui, nous avons-là un livre d'écrivain.

Le propos ? Jean Roscoff, vieux prof d'université, spécialiste de la guerre froide et du parti communiste américain, discrédité après avoir publié, en 1995, un essai sur les Rosenberg (vous vous souvenez Bob Dylan ? ), dont il clamait l'innocence, hélas paru quelques jours avant que la CIA ne déclassifie des documents attestant que le couple s'était véritablement compromis avec la Russie soviétique, tente de se refaire, quelques années plus tard, en écrivant la biographie d'un écrivain américain méconnu (imaginaire), membre du PC aux USA, qui s'exile en France, fréquente le Saint-Germain-des-Près de Sartre et Beauvoir, avant de rompre en 1956 en s'isolant loin de Paris pour écrire des poèmes confidentiels, inspirés par Charles Péguy.

Las, une fois encore, dès la présentation de son livre face à un maigre public, une objection surgit, tranchante comme le silex, énorme, et, pour l'auteur, qui avait fait la Marche des beurs dans les années 80, avait été un militant de SOS-Racisme et avait pour ami un richissime avocat membre des instances dirigeantes du PS, inattendue et injuste : n'aurait-il pas tenu pour négligeable le fait que son poète communiste des années 50 avait été noir, un Noir américain : "Vous ne pensez-pas que cela a une importance, une importance décisive ? " lui demande-t-on. L'auteur bafouille, comme on se noie.

C'est le récit de cette noyade que nous décrit l'auteur, du bannissement professionnel, social, citoyen et familial qui s'ensuit - sa fille lesbienne vit avec une militante "woke", "éveillée" aux discriminations qui frappent les minorités, ce qui n'arrange rien : la presse fait ses choux gras de la polémique, les réseaux sociaux s'enflamment, des hackeurs torpillent ses comptes en banque, on le poursuit dans la rue, on fracture la porte de son appartement, son éditeur présente des excuses publiques, lui doit fuir.

Reconnaissons que c'est drôle (évidemment notre universitaire n'est pas un mauvais bougre, d'ailleurs, c'est un alcoolo), quelquefois caustique, mais pas toujours, et terriblement bien mené.

Des pages sur le Saint-Germain des années 50 où la proscription était tout aussi brutale et cruelle que de nos jours- mais où les réseaux sociaux n'existaient pas (très joli portait de Jean Cau quand il rompt avec Sartre dont il était le secrétaire), ou la situation (pour parler comme le philosophe) des grandes consciences noires en France de ces années-là (avec Césaire qui dénonçait l'universalisme décharné " Il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l'"universel" tandis que Frantz Fanon, qui invitait à lutter contre le colon, se méfiait du "racisme antiraciste") sont passionnantes et très instructives.

Mais, le récit pèche beaucoup et prend l'eau de toute part.

D'abord, mais cela est tout à l'honneur d'Abel Quentin qui, jeune et brillant avocat dans la vie, se veut équitable : la critique faite à son écrivain Jean Roscoff, tant par la presse (les comptes rendus de presse qui émaillent le récit sont criants de vérité) que par les militants woke est finalement assez convaincante. L'auteur n'a en rien souhaité la caricaturer et, comme il est intelligent et aguerri à plaider une chose et son contraire, cette critique faite à un biographe français qui tiendrait pour négligeable le fait qu'un américain exilé en France dans les années 50 soit noir emporte, plus d'une fois, l'adhésion du lecteur. Evidemment de la critique légitime au bannissement social de celui qui en est l'objet il y a un pas que l'auteur, comme nous tous, condamne, mais cette honnêteté affaiblit le propos. En cela, et contrairement à ce que l'on a pu lire ici ou là, ce roman n'est pas un brulôt anti-woke. Il est autre chose, de bien pire à mon sens, tant le "woke" agace et la "cancel culture" épouvante, de sorte que leur dénonciation est sans rique.

Ensuite, l'insistance mise par l'auteur à évoquer les années "Marche des beurs" et SOS Racisme de son personnage, comme si la critique qui lui était faite devait s'en trouver amoindrie ou d'autant plus injuste, est gênante et ridicule. Mais surtout invraisemblable. Nul ne songe plus un instant à se prévaloir, comme d'un fait d'arme exonératoire, de ces années-là. Sans doute ont-elles marqué les décennies 80 et 90. Mais le moment d'aveuglement collectif qu'elles ont révélé a suffi à déniaiser toute le monde. "La marche des beurs" : de quoi s'agissait-il ? De l'expression collective, affective et impatiente de jeunes FRANCAIS issus de l'immigration d'être tenus pour Français, des Français comme les autres. Et que leur a-t-on répondu ? On a créé la carte de séjour de dix ans pour les ETRANGERS. " Nous revendiquons nos droits de Français" disaient les uns. "Tiens, voilà pour les immigrés" leur répondait-on, comme en lot de consolation, sourds à ce qui avait été proclamé, mais non pas aveugles à l'origine des manifestants. A ceux qui attendaient un " Bien sûr, vous êtes des nôtres, nos concitoyens" on a répliqué " On fait le maximum pour les étrangers".

Un universitaire des années 2020, comme Jean Roscoff, ne peut pas se méprendre ni s'honorer d'une telle méprise. Et contrairement à ce que "Le Voyant d'Etampes" veut illustrer, comme si l'air du temps, qui est moins au "wokisme" qu'au déni, méritait encore de l'être, il n'y a pas une fracture entre l'antiracisme de Papa, celui d'Harlem Désir, en somme universaliste et bienveillant, et celui de notre époque, qui serait identitaire et agressif. Il y a un héritage national, honteux et bien encombrant. Un secret de famille qui nous explose à la figure. Et qui, comme tout secret de famille, traverse, insoupçonné, les générations, jusqu'à surgir, violemment, au moment le moins propice. Nous en sommes-là.

Enfin, en dépit de tous les mérites de la narration et du style, lui vraiment irréprochable, l'auteur, le nôtre, Abel Quentin, n'a pas pu résister à quelques platitudes à la Pascal Bruckner, à des facilités potaches (l'intervieweur radio qui va étriller Roscoff s'appelle Vychinski, comme l'autre) et à des commentaires terriblement CNews, tel celui d'un Ivoirien vivant à Paris dont on retient ceci : "En Côte d'Ivoire, il avait vu des gens manquer se faire brûler vifs par la foule pour avoir été attrapés en train de voler un vélo, là-bas la police protégeait les délinquants contre le lynchage, c'était des pays où l'on avait le sens des réalités, en France nous étions des poètes".

L'auto-défense collective et le lynchage par sens des réalités...

Et, au fait, comment est-on passé d'un thème sur l'identité et la couleur de peau à la délinquance et à la police en France ?

Bien sûr, quelques mois avant la présidentielle 2022, ce livre a recueilli tous les suffrages.

JoëlBoyer
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le 28 août 2022

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Joël Boyer

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