Les auditeur·ices du Masque et la Plume, époque Garcin, se souviennent de « l’honorable » Michel Crépu comme d’un critique savant et iconoclaste, directeur de revues patrimoniales du champ intellectuel français (La Revue des Deux Mondes puis La Nouvelle Revue française, rien que ça), tout à la fois lecteur des mystiques chrétiens, incollable sur les Rolling Stones, défenseur d’Isabelle Autissier et de Romain Puértolas. J’aimais sa voix et sa nonchalance ; j’aime qu’elles s’entendent dans son écriture. Il parlait au Masque comme il écrivait dans son journal littéraire publié dans La Revue des Deux Mondes, rassemblé dans ce livre. J’aime ce que j’y entends : l’érudition la plus savante sur le ton de la légèreté.
Pour un critique et directeur de revue forcément confronté à « l’actualité littéraire », au moins un peu, Crépu cultive son jardin et son plaisir de lecteur : aux écrivains contemporains qu’il doit lire et dont il écrit des horreurs – Houellebecq, Beigbeder, Onfray, ces écrivains médiatiques un temps en vogue (15 ans déjà !) – il préfère (re)lire Chateaubriand, Joseph de Maistre, Balzac, Voltaire, Dostoïevski, Soljenitsyne… Je savais Crépu beckettien – d’ailleurs on trouve p. 104 le prélude à ce qui deviendra son livre Beckett, 27 juillet 1982, 11h30 (Arléa, 2019) – et le découvre fou de Sainte-Beuve, Plotin, Saint-Augustin, et surtout Roland Barthes. Comme Chantal Thomas, autre écrivaine géniale de journaux, entre autres. On a oublié, aujourd’hui, l’influence de Barthes sur les intellectuel·les formé·es dans les années 1970.
J’ai dévoré ce livre. Si ce dont Crépu parle est d’une effroyable complexité pour le lecteur profane de 2024, il le fait avec une telle légèreté qu’on tourne les pages avec avidité. C’est aussi dû à la forme du journal, qui lie les réflexions littéraires au plus prosaïque : ses promenades, ses écoutes (Bach, beaucoup, et il a bien raison), des remarques sur l’actualité politique pas forcément intéressantes (je ne suis pas le public-cible de La Revue des Deux Mondes). Crépu est drôle, au moins malgré lui :
Mardi. Deux heures du matin, petit vent dans la cheminée, froid sibérien dans la cour. Décision solennelle de relire toute La Comédie humaine. Voilà. (p. 76)
Garcin l’avait un peu enfermé dans un rôle de vieil oncle imprévisible et marrant, sur la fin. On retrouve ici un Michel Crépu critique affûté sachant dégainer, et ne s’en privant pas : sur Onfray, Aron, Houellebecq, mon cher Bourdieu (avec une certaine mauvaise foi)…
Du temps où les vrais maîtres vivaient encore [Barthes, Lacan, Foucault], le nom de Bourdieu n’éveillait aucune crainte, c’est ensuite, quand les meilleurs ont disparu que le second rang a pris tout naturellement la place du premier. Bourdieu était le premier du second rang. On sent de l’agitation dans les rangs du troisième. (p. 24)
S’il aime son époque et l’écrit, il regrette aussi un temps où la littérature n’était pas encore houellebecquienne, revenue à une forme de réalisme métaphysique. Il le redira au Masque : ce n’est pas sa littérature. Des quelques noms qu’il évoque et dont j’ai vaguement connaissance (Jonathan Littell, Emmanuel Carrère), j’ai été ravi de lire ses deux pages élogieuses sur Les Années d’Annie Ernaux (p. 347-348). Il s’interroge à plusieurs reprises sur la forme du journal, sur la relecture, sur l’importance du temps en littérature. On peut trouver ça vain et abscons. Je crois pour ma part, comme Crépu, que la littérature peut n’avoir aucun autre but qu’elle-même, c’est-à-dire proposer une mise en forme « hors pouvoir » du langage (Barthes). On peut lire uniquement pour le plaisir du texte.
… car c’est une chance (pas toujours) de pouvoir relire. Ces modifications de la lumière, ces retournements, ces apparitions brusques, ces disparitions étranges […] Les fonds marins de la bibliothèque changent sans cesse, il faut suivre, ça bouge très vite, très lentement, les deux à la fois. On se trompe tout le temps, on prend la vitesse pour de la lenteur et vice versa. De là l’insuffisance notoire de ce qu’on appelle la « critique littéraire », je sais de quoi je parle. Or il n’y a pas de « critique littéraire », il n’y a que des lecteurs plus ou moins attentifs, il n’y a qu’une lecture, plus ou moins suivie, profonde, disponible, libre. (p. 13)
Eh bien, lisons, et relisons.