Quand on embarque avec Caryl Férey, on sait qu'on part pour une destination peu touristique qui réserve des déconvenues humaines béantes. Ce n'est pas ce Lëd qui va changer la donne. Norilsk est le bled le plus déprimant du monde, entre froid sibérien, pollution délétère et corruption politique, tout concourt à y flétrir les âmes et les corps. Mais Férey aime les gens et trouve toujours à nous les rendre attachants. Son sens de l'empathie arrive à excaver progressivement ce qui peut faire luire les reliefs moribonds de la Russie : le courage, l'abnégation, la noblesse, une forme de sacrifice acharné qui confine à la folie... Bref, on nage en pleine euphorie, c'est peu dire. Parce que, quand même, quelle asphyxie que cette histoire sans aucune lumière au bout du tunnel ! Qui va survivre au jeu de massacre ? Pas besoin d'un tueur fou pour décimer les personnages, la misère s'en charge très bien. Ce ne sont pas les plus fragiles qui tombent, ni les plus coupables; ceux qui survivent n'ont probablement aucune idée de pourquoi le sort, la dolia, les a épargnés. De toute façon, avec leurs boulots de merde, leurs chefs à flinguer, le climat détestable, la pauvreté rampante, l'alcool frelaté, les hiérarchies pesantes et la cruauté élevée au grade de religion, il ne leur reste pas grand-chose à espérer. Des fois, on se demande ce qu'on a fait pour mériter ça, nous lecteurs, et puis une fulgurance poétique vient à point rappeler que si, le voyage mérite de s'accrocher. C'est plein de jolies trouvailles et ça a un cœur qui palpite encore face à l'injustice du monde. Contrebandiers, oligarques, incompétents, petits chefs, machistes, ils sont tous là, en rang d'oignon, à attendre leur tour pour gâcher la vie de leurs contemporains. Tous ces gnomes grimaçants dont on a déjà tellement ras le bol qu'on hésite à s'en rajouter une couche. Malgré tout, c'est la Russie qu'on prend (enfin) en pitié. Ce pays qui jusque là se contentait de m'exaspérer pas mal, comme s'il ne tenait qu'à son peuple de redresser un peu l'échine et de se remettre le cœur à la bonne place. A présent que mon propre pays dégringole dans le classement PISA, à mesure que les bateleurs se refont une santé cyclique, je suis plus encline à considérer que, à force de mauvais traitements, on peut transformer toute une population en meute servile. C'est la démonstration la plus éclatante de ce récit plombant : mineurs exténués, anciens combattants marginalisés, autochtones spoliés, soignants démunis, minorités opprimées... les catégories de damnés sont tellement nombreuses qu'il suffit d'espérer leur échapper pour justifier tous les abus. Au milieu de la danse macabre, les oligarques profitent, massacrent, pillent, accaparent, comme ils le font partout. La potion est amère, mais il faut bien continuer à montrer ce qui vit terré dans l'ombre pour qu'un jour on finisse par tourner résolument le dos à l'exploitation de tous par peu. Enfin, c'est ce qu'on se dit pour continuer à respirer un peu après une lecture pareille.