Il y a des lectures qui ne se livrent pas facilement.
Ken Liu signe ici une novella à la fois fascinante, exigeante et profondément humaine, où la poésie se mêle à la ruine.
Dans ce monde post-apocalyptique, l’humanité survit dans des **cités mobiles** alimentées par une **électricité devenue magie**. Tout y est à la fois **désolation et beauté** : un univers de métal et de brume où les mots ont perdu leur sens, où le plastique s’appelle “os ancien”, et où raconter une histoire devient un acte de résistance.
J’ai aimé cette idée d’un monde à **reconstruire par fragments**, où chaque geste contient un vestige du passé. Le lecteur, comme l’héroïne, avance à tâtons, entre poussière et lumière, cherchant à comprendre ce qui s’est effondré — et ce qui mérite encore d’être sauvé.
Franny Fenway, 14 ans, orpheline, vit seule dans un abri perché dans un arbre. Curieuse, obstinée, profondément humaine, elle observe, questionne, apprend. Son regard donne vie au récit.
Autour d’elle, peu de personnages, mais chacun incarne un symbole : **Prudence**, la grand-mère disparue qui lui a transmis le pouvoir des “sorts d’histoire”, et **l’Étranger**, passeur de savoir et tentation de transgression.
Ken Liu parle de la **perte du savoir**, mais surtout de la **valeur du récit comme acte de survie**. Dans un monde amnésique, les histoires remplacent la science, la foi et parfois même la tendresse. C’est aussi une métaphore du deuil : comment continuer à vivre quand tout ce qu’on connaît a disparu ?
La symbolique est dense, parfois trop. L’électricité devient énergie vitale et mémoire collective.
Les Pilotes incarnent **l’amour sacrificiel et la transmission**. Le langage, lui, reste le dernier pont entre passé et présent. Tout ici parle de **foi obstinée**, de **liens invisibles** et de **l’amour qui survit à la mort**.
Franny découvre que ceux qui alimentent les cités sont des **consciences humaines sacrifiées**. L’une d’elles, c’était Prudence. Le titre prend alors tout son sens : les “armées de ceux que j’aime”, ce sont les mémoires de ceux qui ont aimé et se sont donnés pour les autres.
L’écriture de Ken Liu est d’une beauté rare, mais souvent déroutante.
Une prose **lyrique, sensorielle, mystique**, où les métaphores dominent le concret.
Certaines pages sont si denses qu’on s’y perd, mais toujours avec l’impression d’effleurer quelque chose d’essentiel. Une émotion lente, discrète, persistante.
La nouvelle qui accompagne le texte, *Alter*, m’a laissée plus perplexe.
J’ai dû relire plusieurs passages pour tenter de comprendre ce que l’auteur voulait dire.
C’est beau, hypnotique, mais hermétique. On y retrouve la même voix poétique, plus abstraite encore. Difficile à saisir, mais impossible à oublier.
*Les Armées de ceux que j’aime* n’est pas un texte qu’on comprend : c’est un texte qu’on traverse.
Il demande du temps, de la disponibilité, et un peu de lâcher-prise.
J’en ressors **partagée, mais admirative** — frustrée par la brièveté, touchée par la profondeur.
C’est une lecture exigeante, pas forcément aimable, mais profondément **humaine**.