Les Armoires Vides est le premier roman publié d'Annie Ernaux, un rejeton brûlant que l'auteure a expulsé dans sa jeunesse et qui préfigure déjà les lignes thématiques qu'elle tracera tout au long de son œuvre. Car si ce n'est pas à proprement parler un livre autobiographique, l'histoire remue des émotions et des situations qu'Annie Ernaux a vécu au plus profond de sa chaire. Autant d'expériences qu'elle abordera de front dans ses écrits ultérieurs, dans une forme autobiographique assumée.
Précisons : de quelle expérience Les Armoires Vides est-il le nom ? Il est celui des affres de l'ascension sociale. Drôle de Bildungsroman où les années de jeunesse et les années d'apprentissage n'amène pas le protagoniste à un état supérieur de maîtrise et d'acceptation du réel, mais le conduisent dans une impasse. C'est l'histoire d'une fille de petits commerçants qui, progressivement, par l'école, va s'extraire de son milieu d'origine. Ce sont les différents états que la narratrice traversent depuis l'épicerie-bar de ses parents jusqu'à la faculté de lettres. À rebours d'une vision romantique et méritocratique qui fait de la mobilité sociale l'exemple même de l'épanouissement personnel, ce qu'on découvre c'est qu'à la fin il ne reste que la haine, le rejet de siens et le rejet du nouveau monde. Il ne reste qu'une grosse impossibilité de vivre, une nausée omniprésente et une envie violente de tout vomir.
Comment un dégoût d'une pareille ampleur peut-il naître ? Il faut remonter toute l'histoire pour comprendre. Tout commençait plutôt bien pourtant, sans haine ni violence. L'auteure nous raconte une enfance confortable passée dans le foyer-commerce parental. Une époque marquée par la douce sensualité des marchandises de l'épicerie, les bonbons chipés dans les pots, la complicité avec les clients, les mots savoureux qu'ils utilisent, les premiers émois de la chair et l'harmonie du giron familial. Un monde dynamique, riche, qui nous apparaît presque baigné de lumière. Période dorée qui ne dure qu'un temps, car l'on découvre très vite que la fille de l'épicier Lesur a des aptitudes scolaires étonnantes.
Alors c'est le début, timoré certes, de la déchirure ; c'est l'entrée dans une nouvelle vie ; c'est le début de l'ambivalence. La jeune fille découvre des nouvelles manières d'être-au-monde qui sous bien des coutures discréditent les manières du café. C'est la naissance de la honte. Le dégoût des camarades de classe quand elles apprennent le métier du père : le café et ses soulôts est relégué dans les bas-fonds. Puis il y a la relégation du corps, qui n'a de droit de cité que dans l'espace privé des toilettes, tandis qu'avec les parents et les clients les corps s'expriment dans leur exubérance, sans chichis tralala. Petit à petit, la translation se fait, la fille de l'épicier commence à s'éteindre pour laisser de plus en plus de place à la bonne élève, entourée de livre et de bonnes notes. Elle assimile les manières bourgeoises de juger et d'agir et c'est comme si toute l'atmosphère familiale avait tournée. Elle devient suffocante, les parents n'ont plus rien de glorieux, les clients sont des dégoûtants. La jeune adolescente passe de plus en plus de temps seule et de moins en moins de temps dans le commerce. Les parents font tout ce qu'ils peuvent pour favoriser sa réussite, l'encourage, lui achète des livres, mais la fracture familiale est irréductible. Les discussions sont laborieuses et rares, et puis leur manières de manger, de parler, commencent à devenir embarrassantes. Le début du livre nous éblouissait par l'accumulation merveilleuse de marchandise et de mots savoureux, les énumérations d'Ernaux exprimaient l'abondance joyeuse, désormais c'est le trop plein. Nous avons affaire à une nausée d'un type particulier : une névrose de classe.
C'est dans cette violence d'une vie écartelée entre deux mondes, le monde populaire des origines et le monde bourgeois, que s'enracine l'urgence de se laver, de se défaire de la galle du passé qui ronge la peau. Partout des corps étrangers qui agressent la narratrice qui ressasse sa vie depuis sa chambre de cité universitaire. La souillure a tout pris, à commencer par son ventre parasité par un fœtus, comme une punition envoyée par le milieu d'origine, une sanction pour s'être trop différenciée. Un tour chez la faiseuse d'ange pour achever la vie dégoûtante qui a pris racine dans son corps. C'est littéralement et métaphoriquement le roman de l'avortement, d'une vie impossible, trop sale, qui doit urgemment être expulsée. L'existence abîmée d'une jeune femme, coupable de « tous les péchés, tous les vices » : non seulement vicieuse dans sa chaire mais qui en plus de ça s'est mise un jour à détester ses parents.
Avec ce premier roman Annie Ernaux nous livre un condensé brûlant de sa vie de femme franchissant les frontières de classe. Dans un style cru et violent – qu'elle quittera par la suite pour un style plat revendiqué –, marqué par un usage non distancier de mots vulgaires, par une ponctuation très expressive, presque célinienne, Annie Ernaux nous fait sentir toute la cruauté des affects liés au transfuge de classe. Les Armoires Vides c'est l'évacuation de toute la merde qu'accumule celle qui est coincée entre le peuple et la bourgeoisie. « Baisée de tous les côtés », elle nous communique le désespoir viscéral d'une époque de son existence où aucun endroit n'était vivable, aucun endroit sinon la littérature.
charlie_pagaille
9

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le 7 sept. 2017

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