Sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n'existent pas)

Je suis très étonné de voir si peu d'études sur une œuvre aussi riche que celle de Jacques Abeille, qui a tout à fait sa place à côté d'un Michon ou d'un Volodine. Suis-je (sommes-nous) trop ébloui(s) par ses talents de styliste, faisant de cette composante presque le sens de la littérature ? Il faut reconnaître que ce sens de la langue est, à travers les aléas de la narration, le cœur secret du livre Les Barbares.


Il y a d'un part le fait qu'on dirait le livre traduit d'une une langue étrangère, perdue et presque oubliée – du Gracq, pardon, du grec ancien ? – avec une assurance faite de longues périodes, de balancements, de beauté et de grâce d'un classicisme réinventé. Il faut écrire le français comme en langue étrangère disait Proust et comme le redit Volodine, certes avec d'autres accents dans l'interprétation. La « langue étrangère » de Jacques Abeille est celle de l'abstraction.


Le livre le murmure parfois, entre les lignes, cette dimension métalittéraire, que l'on pouvait déjà lire dans les Jardins Statuaires. D'ailleurs Les Barbares s'inscrit dans la continuité des Jardins statuaires, reprenant l'histoire où elle s'était arrêtée avant l'invasion des Barbares, et ne se prive pas de donner, discrètement, de temps à autre pour des lecteurs avisés, des « clés » sur son précédent ouvrage :



« Si les hommes donnent forme aux statues, les statues font l'homme d'un animal nu et dispersé sur la terre, dont la seule qualité de pouvoir rêver en contemplant les sursauts de la matière. »

« …l'acte d'écrire, ainsi que je l'entends, ne se sépare pas d'un sentiment de la terre, de la germination, et non de la production, que nous avons perdu. »



C'est la réflexion sur la langue qui se glisse dès le début du récit, avec son narrateur-traducteur du livre des "Jardins Statuaires" (l'histoire est donc celle d'un narrateur à la quête d'un autre narrateur...), jusqu'à l'assimilation finale du narrateur aux Barbares, en passant par des passages sur la langue sorcière et des récits d'écriture du peuple Inilo.


Les Barbares est un livre double et un livre-miroir des Jardins Statuaires qui sait déjouer les attentes romanesques des lecteurs et produire une réflexion souterraine au récit qui va bien plus loin que la remise en question annoncée du rapport barbarie/civilisation.


Car la richesse des Barbares ne se résume ni à cette dialectique, ni à l'élégance et l'envoûtement absolu de la langue et fourmille de réflexions – marquant ainsi pour moi un grand écrivain et une œuvre capable de se renouveler au sein même d'une certaine répétition.


Je n'aurais qu'un regret, c'est l'intempestif de Jacques Abeille, qui, pour qualifier la concentration extrême mêlée d'une conscience élargie réservé aux grands guerriers barbares a choisi le terme « l’œil du tigre » (parfois « le regard du tigre », mais quand même). On ne peut s'empêcher de sourire, car on a du mal à lire en s'imaginant Rocky accompagné d'un rugissement pop de Katy Perry.

JohnDoeDoeDoe
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le 18 oct. 2015

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