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Finalement, ce n'est peut-être pas les 2000 pages de "l'Homme sans qualités" qui font de cette oeuvre un des puits les plus profonds du XXe siècle littéraire. Puisqu'en 200 pages, alors qu'il a à peine 24 ans, Musil parvient déjà à jeter son lecteur dans un trouble vertigineux, grâce à un texte pressé, précis, aussi simple à résumer que compliqué à saisir.

Car derrière la banale histoire de jeunes garçons découvrant leurs pulsions sexuelles et sadiques dans les greniers d'un internat huppé d'Autriche, ce qui intéresse Musil c'est de se glisser à l'intérieur de son personnage principal pour le fouiller, le disséquer, en dresser un portrait-robot le plus fidèle possible. Et le plus fidèle possible, vue la crise que traverse l'adolescent, cela revient à dire : incompréhensible. Tout au long du livre, on suit les errements de Törless, on partage ses questionnements, on assiste aux tentatives qu'il fait pour analyser ses actes ou ses peurs, mais rien de très précis n'en sort. Musil en tout cas, n'est pas là pour nous donner la solution : au lieu d'expliquer ou d'aplanir les difficultés, il multiplie les angles d'attaque. Il essaye d'avancer des hypothèses encore plus floues que l'angoisse régnant au sein du jeune héros. Comme s'il opacifiait volontairement les raisonnements afin de rendre les choses dans toute leur obscurité. Törless aimerait mettre des mots sur ses sensations, mais se heurte toujours et partout à des parois infranchissables.

Dès lors, le rythme du roman, assez lent au début, va s'accélérant. Musil prend un malin plaisir à construire son récit comme une enquête, non policière mais mentale. Plongé au coeur des raisonnements tâtonnants et angoissés de Törless, on avance inexorablement vers le dénouement qui, pourtant, ne dénouera pas grand chose. Le lecteur, comme le héros, se retrouve sonné, en prenant conscience de la cruelle loi qui se dégage de tout cela : nos sensations resteront à jamais en dehors du langage humain, et les mots ne sont là que pour dire cette impossibilité à dire. Musil, partant du même postulat (le réel est une donnée reconstruite a posteriori) que Proust, l'autre grand enquêteur psychologique du XXe siècle romanesque, ne croit pas beaucoup, lui, à notre capacité de comprendre un jour les rouages du cerveau humain. Ce qui n'empêche pas — semble-t-il déjà penser à l'orée de sa vie d'homme et de créateur — de les scruter avec la patience d'un vivisecteur. Pas pour le plaisir de s'en rendre maitre, juste pour le vertige qu'entrainera toujours chez l'homme le spectacle de sa propre étrangeté.
Chaiev
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le 23 juil. 2012

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le 23 juil. 2012

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