Cette critique contient des divulgachages
Il y a tellement de choses qui tournent dans ma tête au moment de refermer ce livre. D'abord comment j'ai réussi à m'y accrocher alors que le premier quart du récit est absolument imbuvable, jargonneux, trop dense voire superflu. Puis au dernier huitième de seconde où le livre allait me tomber des mains, la scène de torture de Basini change tout.
Dans une espèce d'académie militaire huppée, perdue quelque part en Autriche-Hongrie, on est aussi désemparé que Törless au moment ou cette scène de torture surgit. Quoique différement désemparée tant l'apathie apparente du garçon me rebute. Non pas que j'affirme péremptoirement que c'est le morceau de bravoure du récit, mais elle tombe dans un tel fracas silencieux qu'elle rend le livre à la fois plus insupportable et plus lisible.
Basini est accusé par ses deux camarades Breineberg et Reiting d'avoir soutiré de l'argent à peu près à tout le monde et ils s'en servent pour le réduire en esclavage à leur guise. Il est visiblement homosexuel et il se fait battre dans une cruauté indicible tellement on a l'impression que ni ses trois bourreaux ni l'auteur n'en a quelque chose à faire que ce pauvre gars se fasse tourmenter comme ça. Puis le cheminement de Törless qui finit par "sauver" Basini en l'incitant à dénoncer lui-même le vol avant que les deux autres ne le livrent au lynchage de la classe. Sauf que Törless bien qu'il méprise aussi Basini, reste tourmenté par cette ambiguïté qui l'empêche d'être tranquille
A partir de là, tout le potentiel du livre se libère, on a l'impression que la détestation que je ressens des personnage du fait de leur absence totale d'empathie ne va jamais me quitter tant les scènes de harcèlement se déroulant en milieu scolaire semblent d'une terrible banalité. On a l'impression que toutes leurs actions et leurs pensées sont guidées par un orgeuil bien mal placé, l'excitation que leur procure à tous les trois la torture de leur camarade est dégoutante.
Sauf que la force du livre c'est de mettre dos à dos ces scènes moches et cruelles et l'incompréhension qui monte chez Törless dictée par ses remous d'adolescent. Parce que soyons honnête, un ado c'est très con, ça ne doit même pas se poser les questions que se pose Törless (pourquoi apprécie-t-il que Basini s'allonge nu à côté de lui, pourquoi il ne veut plus entendre parler de ses parents quand il entre à l'école, pourquoi ne comprend-t-il pas l'inexplicable fondement des mathématiques, pourquoi Basini ne se révolte pas contre ses bourreaux...). C'est tous ces questionnement qui, sans rendre Törless plus sympathique, donne la force du propos du livre.
Il est très louable à l'auteur d'être parvenu à exprimer tous les remous intérieurs d'un ado sans rendre le livre complètement illisible (hormis ce que je décrivais plus haut). Le titre est finalement un doux euphémisme quand on découvre la tempête interne du jeune garçon. On y sent le déracinement de Törless au début du récit jeté dans le monde dur de l'école, comment il va se faire jeter dans la tutelle de Reiting et Beineberg. Tout comme un ado à l'école subit de mauvaises fréquentations. Puis comment à l'aide de la philosophie de Kant qu'il découvre il va être capable de s'émanciper et penser par soi-même. C'est un livre qui pose le problème de se trouver dans un monde où tout n'est pas explicable. Il n'explique ni la cruauté de ses collègues, ni l'avilissement de Basini, ni sa propre émancipation. Il finit par justifier son sauvetage de son camarade en disant
J'ai pensé à l'âme de Basini...
Une réponse énigmatique, que les professeurs en charge de l'enquête n'expliqueront pas. Ils s'en moqueront même. Le texte est nimbé de transcendance et c'est pour moi le message du livre.
Tout ce qui, vu de loin, nous semble si vaste et si énigmatique, finit toujours par nous paraître absolument simple, par retrouver un équilibre et des proportions normales, banales même. Comme si une frontière invisible était tracée autour de l'homme. Tout ce qui se trame au-delà de cette frontière et paraît venir à nous du bout du monde est comme une mer brumeuse peuplée de formes gigantesques et changeantes ; tout ce qui franchit cette frontière, tout ce qui devient action et entre en contact avec notre vie est clair, avec des formes et des dimensions parfaitement humaines. Entre la vie que l'on vit et celle que l'on sent, que l'on devine, que l'on voit de loin; il y a cette frontière invisible, telle une porte étroite où les images des évènements doivent se faire aussi petites que possible pour entrer en nous...
C'est aussi un livre qui pose le problème de l'école comme machine à norme. J'ai trouvé tout à fait logique à la fin que Törless soit un peu renvoyer implicitement quand le directeur demande à ses parents qu'il reprenne sa scolarité à la maison. C'est vrai que certains y ont vu une prophétisation du fascisme avec les personnages de Reiting et Beineberg. Je suis plutôt d'accord avec ça.
J'ai envie de dire que je le recommande, il a pour sûr créé un grand ébranlement en moi, comme c'était le cas de l'intervenant sur France Culture qui en avait parlé et qui a mis le livre sur mon chemin. Je ne crois pas cependant qu'il plairait à tout le monde. Il nécessite probablement plusieurs lectures pour en comprendre la portée philosophique, et encore ce n'est même pas sûr mais n'est-il pas possible que ce soit le but du livre ?