[Petit avertissement : dans la seule édition disponible du livre, à savoir les exemplaires de la « Collection Blanche » de Gallimard, coûtant 50 boules chacun — bon, pour moi, ça va, j'ai acheté le mien d'occasion environ 30 euros sur Le Bon Coin —, les gars se sont dits que ce serait trop génial de balancer toute l'intrigue du roman, du début jusqu'à la fin, sans rien oublier. Ouais, ils ont compris que les lecteurs aiment trop que l'on ôte la moindre surprise, la plus petite possibilité d'être estomaqués par tel ou tel déroulement, défiant leurs horizons d'attente, de vouloir les empêcher de tourner fébrilement les pages pour savoir rapidement ce qui va se passer tout de suite après. Merci Gallimard. Heureusement que j'avais été prévenu de cette preuve d'intelligence flamboyante, sinon j'aurais été trop flamboyé. Ah merci aussi pour la multitude d'erreurs d'impression, dont de généreux triples "s" ou des triples "t" parsemés ici ou là. Ben ouais, trois lettres pour le prix de deux, il faut bien en avoir pour son argent.]


Ben, putain… pourquoi il a fallu que cet immense chef-d'œuvre littéraire mondial — pas seulement français ; je me refuse à ne le placer qu'à cette échelle prestigieuse, mais réduite — ait été écrit par une sombre merde sur deux pattes ? Je vous refais vite fait le CV du mec : antisémite, collabo, Sigmaringen, emprisonné, condamné à mort, gracié, libéré, qui n'a pas changé jusqu'à son dernier souffle, sachant juste taire ensuite ce qu'il faut de ses opinions les plus nauséeuses pour ne pas connaître d'autres emmerdes (comme le révèle son entretien dans l'émission Radioscopie, donné moins de trois ans avant sa mort en 1972 !). Dans la catégorie artiste indigne de son œuvre, on se place au sommet du sommet ici. Non, mais le type a tellement un talent de dingue que j'ai même envie de lire ses Décombres, en dépit des nombreux crachats venimeux qu'il y fait sur les Juifs. Il n'aurait pas pu avoir une existence un minimum correcte, cet abruti ?


Bon, le style, pour commencer, il est d'une richesse et d'une ampleur de ouf. Aussi bien quand il vous balance des phrases sublimes, élevées, lyriques que des fulgurances triviales, ne reculant devant aucun détail cru — pour mieux mettre en avant la vérité des corps (les mécanismes charnels sont liés aux mécanismes psychologiques, pas de raison pour les éclipser... oui, ça parle plus que jamais de désir, sous toutes ses facettes !), le tout entrecoupé par des emportements acerbes, violents dans l'ironie. Déjà, rien que sur la forme, on a symbolisé toutes les contradictions que contient l'esprit humain. Cela représente très bien ce qu'est Lucien Rebatet — il faut peut-être que je me décide à le nommer quand même — et ce qu'est Les Deux Étendards.


Et bordel, comment un type aussi lucide sur l'humain, la société, la religion a-t-il pu se fourvoyer avec un peintre autrichien raté ?


Mais de quelle Vérité s’agit-il, puisqu’elle n’existait pas, qu’elle n’était pas écrite nulle part, qu’il a fallu cinq siècles de malaxation pour élaborer le dogme trinitaire – une théorie que l’on aurait triturée de Jeanne d’Arc jusqu’à nos jours – que ce dogme n’a été créé, les trois quarts du temps, que grâce aux hérésiarques plus inventifs et plus agiles, les vrais instigateurs de la doctrine ; qu’un saint du IIe siècle n’avait pas la moindre idée de la consubstantialité, qu’on pourrait établir une liste fort vraisemblable des saints de ce siècle qui auraient été d’affreux hérésiarques cent ans plus tard ?

D'abord, la religion. Il défonce le catholicisme avec autant d'ardeur qu'un Léon Bloy mettait à le défendre, le tout avec une plus grande maîtrise du romanesque et avec une toute aussi énorme érudition théologique et historique. Mieux saisir la pensée de l'ennemi pour le ridiculiser à travers ses simplismes, ses incohérences, ses hypocrisies, les manières dont les dogmes se sont construits à travers les époques, en se contredisant sans cesse, en se copiant les uns sur les autres. Certes, c'est le catholicisme qui se trouve ici devant le peloton d'exécution, mais, en dépit d'innombrables références précises, le discours se révèle enfin de compte tellement ouvert et général que cela pourrait s'appliquer pour n'importe quel autre culte. C'est pour cette raison que, sur le traitement de cette thématique, le bouquin n'a pas pris une seule ride et est d'une pertinence redoutable.


Et il y a de grandes quantités de mentions à l'art. La littérature, un tout petit peu au cinéma, la peinture, mais surtout… surtout la musique. Rebatet était un très grand mélomane et il le prouve à travers des pages et des pages — magnifiques, comme tout le reste. Dans ce domaine aussi, c'est le Teuton qui le faisait le plus bander ; mais pour ce cas précis, comment lui en vouloir et lui donner tort un seul instant. Mozart, Bach, Beethoven et, bien sûr, Wagner —encore plus cité et loué que les autres —, pas besoin d'en rajouter pour se justifier. La musique entre souvent en fusion avec l'état d'esprit des personnages principaux et les pousse même parfois à prendre des décisions lourdes de conséquences (la représentation des Noces de Figaro, à laquelle assistent deux des personnages, est particulièrement mémorable dans ce sens !).


Sinon, pour en revenir à la religion, le titre est directement inspiré de saint Ignace, pour lequel l'humanité est convoquée sous deux étendards : celui de Jésus et celui de Lucifer. Deux entités antinomiques et pourtant, aussi bien l'une que l'autre, destructrices du bonheur, comme vont le vivre nos trois inoubliables protagonistes. Ces derniers vont être amenés à éprouver des déchirements profonds — irréversibles pour l'un d'entre eux — autour de cela (oui, triangle amoureux droit devant !). Et cela apporte une complexité qui agite bien le cerveau du lecteur que je suis, incapable de s'en remettre (je vais y revenir !). Ah oui, l'histoire... ben, c'est Michel — celui que l'on suit tout au long du livre — qui aime Anne-Marie qui aime Régis qui aime Dieu...


Autrement, la philosophie de Nietzsche est très présente à travers le personnage de Michel — par son opposition farouche à la morale chrétienne — qu'il voit comme un renoncement face à la vie dans tout ce qu'elle peut offrir de plus exaltant —, en ayant une existence d'intellectuel passionné, en ne cachant pas nullement qu'il se voit comme un élitiste radical, se considérant au-dessus de la masse, et, bien sûr, en se posant en inévitable solitaire, car sa quête de liberté extérieure et intérieure l'isole. Sur un plan plus précisément littéraire, il y a Proust, Balzac et Stendhal.


Balzac et Stendhal, d'abord, avec ces personnages animés par leurs tiraillements entre sensualité, amour, foi et ambition. Avec aussi cette représentation marquante et minutieuse du Lyon du milieu des années 1920, ville morne, décrite par l'auteur sans complaisance, qui, sous une bigoterie de façade, étouffe sous le matérialisme bourgeois le plus crasse — scènes de la vie de province. Rebatet, l'auteur du Rouge et le Noir et celui du Père Goriot aiment placer leur jeune héros ambitieux dans les cadres précis d'une époque et d'un environnement.


Il ne se souciait plus de la vérité, de l’imposture religieuse, du plan de guerre et de salut. Il eût été prêt aux plus hypocrites concessions, il eût proféré sans nausée les plus écœurantes bondieuseries pour être quai Perrache auprès d’Anne-Marie et contempler ses yeux brillants sous la douce buée des souvenirs.

Proust, ensuite, car les relations entre Michel et Anne-Marie ne sont pas sans rappeler celles entre le narrateur de La Recherche et Albertine. Même amour obsessif et tourmenté — avec la frustration de ne pas pouvoir pénétrer dans l'autre — qui guide toutes les décisions — sans cesse irraisonnées — du personnage principal. Si Michel va sans cesse à l'encontre de son propre intérêt — mental, physique, philosophique, artistique et financier —, notamment en ne quittant pas une ville qui le rejette, qui le relègue régulièrement dans une pauvreté sordide (on n'est pas loin d'un Dostoïevski avec son Raskolnikov !), au lieu de se réfugier à Paris — avec son effervescence culturelle et ses opportunités à tous les coins de rue ; idéal et vital pour quelqu'un qui souhaite faire carrière dans les lettres —, c'est uniquement tenu par la présence d'Anne-Marie.


Ah oui, j'ai évoqué le fait que si ce livre dégage une immense justesse, c'est aussi parce qu'il est en bonne partie autobiographique et que Michel est l'alter-ego fictif de l'auteur ? Non, ben, maintenant, c'est fait.


Et pour finir — pas trop tôt ! —, avec toute cette analyse, je dois avouer, en dépit d'anicroches et de vagues prolepses à base de forte et indestructible résistance intérieure venant de Michel, que durant à peu près la première grosse moitié de l'ouvrage (plus de 1300 pages en tout, ce n'est pas rien !), je me suis demandé si j'allais me taper encore longtemps ce con de Régis — Régis est un con — distribuant continuellement les bons et mauvais points aux deux autres, en petit saint de pacotille qu'il est. Mais non, on construit tout pour, à mi-parcours, commencer, d'un coup, à tout détruire d'une façon qui réinsuffle une puissance romanesque incroyable et excitante pour encore mieux agripper l'intérêt du lecteur pour ne plus le lâcher jusqu'aux dernières lignes. Le jeu en valait pleinement la chandelle. Les chevaux sont lâchés. Plus rien ne les arrête.


Bon… je ne suis pas du tout parvenu dans ces paragraphes un peu trop confus et foisonnants à bien le retranscrire, mais toute cette somme de personnages complexes, superbement creusés, de réflexions profondes et érudites sur l'art et la religion ainsi que d'une peinture redoutablement sans fard de la société et de l'humain qui la peuple m'a tourneboulé comme ce n'est pas permis. À tel point que j'ai ressenti une petite déprime bien cafardeuse durant quelques jours, incapable d'enchaîner avec le moindre autre bouquin, en écoutant en boucle des morceaux tristes.


Ce n'est pas du tout l'ouvrage que j'ai oublié immédiatement une fois refermé. Il s'est imprégné en moi et, sauf si Alzheimer me tombe dessus, je sais qu'il va s'y maintenir définitivement, me hanter souvent (combien de romans me sembleront encore plus fadasses après cela !), jusqu'à l'ultime soubresaut de l'agonie. Je n'ai rien lu d'aussi renversant depuis plus d'une décennie, à l'exception de Proust (pour lequel notre intelligent avec l'ennemi avait une admiration sans bornes — ô ironie quand tu nous tiens !) et de Bloy. Lucien Rebatet est un géant absolu de la littérature, excepté que ce crétin s'est foutu dans un purgatoire à cause de sa propre connerie (ce qui est mérité pour lui, mais pas pour sa création artistique !). Et j'ai furieusement envie de continuer à creuser son œuvre, tout en hurlant que Les Deux Étendards, joyau d'une richesse insondable, sur laquelle on a envie de partir sur tous les superlatifs les plus flatteurs, est un des plus grands monuments littéraires — hélas méconnu — de l'histoire.

Plume231
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