le 1 juin 2022
La déesse ivrogne
"Personne ne doit être juge de sa propre cause, parce qu’il n'est pas possible d'être juge et partie."Cette fameuse formule juridique tirée du droit de la Rome antique pourrait être la morale de...
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Les dieux ont soif est un portrait violent du fanatisme révolutionnaire, une œuvre paradoxale pendant une période où la Révolution était majoritairement idéalisée. Paradoxale également, car son auteur, Anatole France, est un socialiste et un patriarche de la gauche, mais il n'a pas hésité à dénoncer frontalement la férocité et l'intolérance qui peuvent exister au nom du progressisme, car l'auteur est avant tout un pacifique qui rejette toute idée de guerre. Le livre était d'abord pensé comme une œuvre sur l'Inquisition, car France avait l'intention d'écrire un livre anticlérical à travers un inquisiteur intransigeant, mais ce récit deviendra une histoire antirévolutionnaire.
Sans faire l'apologie de l'Ancien Régime, l'auteur attaque la Terreur révolutionnaire et montre son visage odieux, imbécile, et cette maladie collective qu'elle fut. Mais sa critique anticléricale est tout de même présente, car la Terreur est comparable à un moment de fanatisme religieux. Un autre point important à noter est que la Révolution était vue comme un événement anti-classique, et qu'elle était d'essence romantique et religieuse, notamment par le biais de Jean-Jacques Rousseau, qui fut la matrice idéologique et comme une sorte de prêtre. France défend, avec Les dieux ont soif, l'esprit classique, car pour lui, le progrès n'était pas dans cette Révolution transformée en barbarie, mais dans « la poursuite de la vérité et l'épanouissement de l'esprit classique » (Pierre Citti). France est à la recherche de la vérité, et cette vérité s'exprime dans la perfection littéraire des XVIIe et XVIIIe siècles, chose qu'il considère absente chez Rousseau et qui a donc forcément influé sur les idéaux de la Révolution. On peut dire que France était sceptique face aux dogmes et dénonçait l’aveuglement idéologique, ce qui le distingue du rousseauisme optimiste sur la nature humaine et la souveraineté populaire.
Tout cela, France le fait à travers un récit captivant qui se concentre sur la figure d’Évariste Gamelin, un peintre qui évolue en juge jacobin impitoyable et intraitable en intégrant le Tribunal révolutionnaire. Le roman se déroule de mai 1793 à juillet 1794, en allant de l’arrestation des Girondins, la mort de Marat, la création du Tribunal révolutionnaire, la mort de Marie-Antoinette, de Danton, les lois de Prairial et la chute de Robespierre. La Terreur est à ce moment-là la réponse à une crise dans laquelle est piégée la France depuis plusieurs mois et dont elle peine à sortir : la Vendée révoltée, Lyon qui se rebelle, l’ennemi aux frontières. Pour les révolutionnaires, le choix est simple : la victoire ou la mort. Ainsi, les révolutionnaires ne pardonnent ni les monarchistes, ni les généraux défaits à la guerre, ni les émigrés qui ont fui la France.
Le livre se lit comme un témoignage détaillé de cette époque, un roman historique en somme évitant tout lyrisme ou souffle épique, mais qui dépasse ce cadre grâce à sa modernité, car le livre est une « lucide préface aux XXe et XXIe siècles » et une alerte contre l'ignorance et la peur pouvant se transformer en paranoïa excessive et perversité brutale. On le constate effectivement avec, par exemple, les régimes communistes du XXe siècle, dont le fonctionnement totalitaire est semblable à celui de la Terreur, avec ces jugements arbitraires, ces condamnations hâtives et expéditives, cette surveillance des moindres faits et gestes pour savoir si l’on est dans les règles du bon citoyen, l'idolâtrie d'une personnalité forte alors que tout le monde est censé être mis à égalité, cette façon de s'appeler citoyen comme les camarades, ou encore cette volonté de pensée unique et unilatérale.
C'est le chemin d’Évariste, qui est d'abord un idéaliste, plein de cœur et de ferveur, et qui tombe dans l'engrenage de la Terreur pour devenir un monstre, jugeant à la chaîne des innocents pour les envoyer à la guillotine. Pour France, il faut rester rebelle pour être un révolutionnaire, c'est-à-dire qu'il ne faudrait pas avoir un dieu qui nous dicte quoi penser et faire, à l'instar de Robespierre, qui était une sorte de dieu à la métaphysique révolutionnaire pour les jacobins. Lui croyait d'ailleurs à un « Être suprême » inspiré par le déisme. Il était intraitable avec l'athéisme intolérant, qu'il pensait aristocratique. Pour Robespierre, il y avait un grand Être qui veille sur l'innocence opprimée et qui punit le crime. Le jacobinisme devient ainsi une doctrine dont le détournement d'une seule idée amène le premier venu à la mort. Robespierre avait ses propres fidèles et ses croyants, une aura mystique qui dépassait le cadre des idéaux originels de la Révolution. Gamelin se fait empoisonner par cette illusion qui voudrait répandre un nouvel âge en changeant les arts, les pensées, les mœurs, le nom des mois et des rues.
En effet, la Terreur avait la prétention de vouloir maîtriser le temps et l'espace. Elle pouvait prescrire des symboles, mais elle ne pouvait pas changer la vie. On le voit dans le livre : la nature reprend ses droits, notamment à travers le personnage de Maurice Brotteaux, un ancien noble, voisin d’Évariste et de sa mère veuve, qui peut se voir comme un alter ego de l'écrivain lui-même. Brotteaux est un admirateur de Lucrèce, dont il a toujours son De la nature des choses dans la poche. Il est l'opposant idéologique de Gamelin, car il a une vision sceptique et éclairée face aux excès de la Révolution. Il garde une distance en prônant une vision rationnelle du monde et en invitant à se détacher des croyances dogmatiques et des religions populaires grâce à une compréhension du monde qui passe par l'étude de la science de la nature, à l'image donc de la philosophie de Lucrèce.
Le plus important pour Brotteaux est de s'accorder à la mécanique céleste et à l'amour physique, aux instants de bonheur et même de souffrance. Les sens sont le tout de la vie, et ils accompagnent sans cesse les remous de l'histoire. On ne peut contrer la nature, car l'homme est le jouet du changement universel. La famille Blaise, dont est issue Élodie, l'amante d'Évariste, incarne ce goût de l'amour, de la générosité charnelle et de ceux qui préfèrent la vie à l'histoire, comme le dit Jean Blaise, père d’Élodie et marchand d'art, à Gamelin : « Vous êtes dans le rêve ; moi, je suis dans la vie. Croyez-moi, mon ami, la Révolution ennuie : elle dure trop. » Jusqu'au bout, d'ailleurs, Évariste aura toujours cette ambiguïté entre son fanatisme et sa façon de se laisser séduire par l'amour et par peut-être encore une once d'humanité, à l'image de l’œillet rouge qui traverse le récit comme un petit rôle dramatique, car il incarne le symbole de l'amour féminin et du sang, la force printanière et génésique, et s'oppose aux signes et symboles de la Révolution. Les dernières lignes du livre consacrées à Évariste avant qu'il meure sur l'échafaud l'illustrent très bien :
« Le magasin était fermé, les jalousies des trois fenêtres de l'entresol entièrement rabattues. Quand la charrette passa devant la fenêtre de gauche, la fenêtre de la chambre bleue, une main de femme, qui portait à l’annulaire une bague d’argent, écarta le bord de la jalousie et lança vers Gamelin un œillet rouge que ses mains liées ne purent saisir, mais qu’il adora comme le symbole et l’image de ces lèvres rouges et parfumées dont s’était rafraîchie sa bouche. Ses yeux se gonflèrent de larmes et ce fut tout pénétré du charme de cet adieu qu’il vit se lever sur la place de la Révolution le couteau ensanglanté. »
On peut aussi joindre un autre personnage intéressant : le père Longuemare, un barnabite pacifique qui essaie de se cacher pour éviter la guillotine et qui sera aidé par Brotteaux. Les deux personnages philosophent autour de Dieu et ne se raccordent pas forcément, mais ils deviennent complices. L'un vit pour le plaisir et ne croit pas en Dieu, tandis que l'autre mène une vie d'ascète et prie Dieu tous les jours. Leur discussion amène une sagesse dans laquelle même deux croyances opposées peuvent engendrer de la solidarité et de l'amitié, contre toute idée de fanatisme. Malheureusement, ils seront tous deux amenés sur l'échafaud, sans mourir comme des martyrs. Ils sont seulement des hommes innocents et inoffensifs, ni héros ni martyrs, mais uniquement des victimes. À cette mort injuste s'ajoute celle d'Athénaïs, jeune prostituée que Brotteaux cache également et qui incarne une innocence sans âge. Comme le songe Brotteaux : « [...] tous les peuples sont des peuples de héros et toutes les armées ne sont composées que de braves. » Ainsi, France critique les héros uniques qui prétendent avoir une destinée, car l'homme n'a rien qui lui appartienne. C’est le cas pour la Révolution, qui ne sera ni la dernière ni l'étape définitive du monde.
Le titre du livre renvoie à une phrase de Camille Desmoulins, révolutionnaire modéré qui critiquait la Terreur et qui s’est vu guillotiné avec Danton. Une phrase qui peut signifier beaucoup de choses et notamment celle de montrer que les dieux sont « les furies du fanatisme », car « elles se logent en toute croyance ». Gamelin est la victime d’un de ces dieux, lui qui pensait avoir une mission, à l’instar d’Oreste, directement cité dans le roman, dont Gamelin a peint le tableau d’Électre qui veille sur son frère Oreste. Oreste, qui doit tuer sa mère pour venger son père sous l’injonction des dieux, est semblable à la justice révolutionnaire et à la vengeance légitimée à laquelle Gamelin s’adonne. Mais Oreste est sauvé par Athéna, tandis que Gamelin est broyé par la machine de la Terreur. De plus, Oreste endosse ses responsabilités de façon lucide, celui de son parricide, alors qu’Évariste justifie ses actes sanglants en pensant qu’il a obéi à son devoir et qu’il contribue au bonheur de l’humanité. Il le dit lui-même à Élodie :
« Je ne me reproche rien. Ce que j’ai fait, je le ferais encore. Je me suis fait anathème pour la patrie. Je suis maudit. Je me suis mis hors de l’humanité : je n’y rentrerai jamais. Non ! la grande tâche n’est pas finie. Ah ! la clémence, le pardon !... Les traîtres pardonnent-ils ? Les conspirateurs sont-ils cléments ? Les scélérats parricides croissent sans cesse en nombre ; il en sort de dessous terre, il en accourt de toutes nos frontières : de jeunes hommes, qui eussent mieux péri dans nos armées, des vieillards, des enfants, des femmes, avec les masques de l’innocence, de la pureté, de la grâce. Et quand on les a immolés, on en trouve davantage... Tu vois bien qu’il faut que je renonce à l’amour, à toute joie, à toute douceur de la vie, à la vie elle-même. » Et juste après, il s'adresse à un enfant : « Enfant ! tu grandiras libre, heureux, et tu le devras à l’infâme Gamelin. Je suis atroce pour que tu sois heureux. Je suis cruel pour que tu sois bon ; je suis impitoyable pour que demain tous les Français s’embrassent en versant des larmes de joie. »
Mais il est devenu seulement un vengeur chimérique, comme le souligne notamment le fait qu'il fasse tuer le soi-disant ex-amant d’Élodie, car il serait un traître à la nation, mais il tue un innocent (qui n'est même pas l’amant en question) et prouve en plus de cela qu'il est devenu un homme jaloux, stupide et cruel. Il condamne également au cours du récit l'amant de sa sœur, Julie, qu'il rejette abondamment et sans pitié. Finalement, Évariste est à la base un être vertueux et gentil, comme il le prouve en étant un très bon fils, mais c'est un homme médiocre et faible qui n'est pas un monstre par nature, mais qui le devient par les circonstances. Il pense détenir la vérité absolue et, en cela, France nous avertit sur les dangers de cette vérité que l'on croit détenir à cause d'illuminations. Quand cette conviction devient absolue, cela est le plus grand des dangers. Par conséquent, l'auteur nous montre qu'il ne croit pas aux révolutions, car il est impossible d'appréhender le temps et de vouloir l'immobiliser. C'est la réaction de la peur, et si on rajoute à cela l'ignorance, ces deux éléments sont les deux visages du fanatisme. Pour terminer cette critique, je conclurai sur cet extrait de Brotteaux, extrait qui est l’essence même du livre : « J’ai l’amour de la raison, je n’en ai pas le fanatisme, répondit Brotteaux. La raison nous guide et nous éclaire ; quand vous en aurez fait une divinité, elle vous aveuglera et vous persuadera des crimes. »
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Créée
le 19 juil. 2025
Critique lue 10 fois
le 1 juin 2022
"Personne ne doit être juge de sa propre cause, parce qu’il n'est pas possible d'être juge et partie."Cette fameuse formule juridique tirée du droit de la Rome antique pourrait être la morale de...
10
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