DUNE – une série prophétique, Pouvoir & Leadership dans Dune

Le propos de Frank Herbert ne s’arrête pas au modèle de société dans lequel nous vivons. En effet, à-même les fondations écologiques de la saga, de nombreux sujets psychologiques et sociaux viennent se rejoindre, s’entrelacer et se croiser. J’ai évoqué dans mon article précédent l’étroitesse des liens unissant politique, religion et écologie dans les premiers volumes. En lisant Dune, il nous est très facile de considérer les trois premiers tomes comme une critique strictement systémique – acerbe – de nos modèles politiques et sociaux. Dans une certaine mesure, c’est le cas, mais Dune est également une profonde critique du mythe du messie, et surtout des « leaders charismatiques », en s’intéressant davantage aux figures, gouverneurs et souverains qu’au type de politique engagé. Il n’est pas question d’éducation dans Dune, où l’on ne fait qu’évoquer et développer assez succinctement des domaines régaliens comme la défense, l’énergie ou la santé. On ne parle ni de bipartisme ni de bords politiques. On évoque le progrès, le conservatisme, le choix démocratique face à l’autorité : on étudie des courants de pensées et des mouvements plutôt que des programmes. Lorsqu’on explore un peu plus les politiques (l’abolition des machines et de l’intelligence artificielle, l’énergie nucléaire et l’industrie de l’armement, l’impact de la terraformation sur la santé et les réalités démographiques des citoyens…), Frank Herbert les étudient avec beaucoup de recul, sans tisser de liens directs entre le pouvoir décisionnel et ses conséquences concrètes. Le lecteur sait que Paul gouverne, mais ne voit jamais les applications de ses lois ni les mesures de son gouvernement. L’objectif est verrouillé sur son rôle de guide, de meneur d’hommes. La politique est utilisée comme levier narratif, pas comme une directe conséquence de ce statut. Ce désintérêt pour la politique ne dure qu’un temps dans la saga, puisque la deuxième trilogie en fait son sujet d’étude principal.


Herbert souhaite en réalité décrypter le « système », les concepts de hiérarchie, de verticalité, mais une nouvelle fois, et je le répète : il souhaite comprendre et apprendre comment naissent les leaders, et pourquoi ils sont dangereux. « Pouvoir » et « Leadership » sont les deux mots-clés constituant la toile de fond de la saga. Pourquoi ériger des idoles est-il dangereux ? Que devrait-être notre logique citoyenne envers nos gouverneurs ? Comment appliquer sa citoyenneté et agir face à un système sur lequel nous avons si peu de contrôle ? Comment nos dirigeants gagnent-ils notre confiance ? En sont-ils dignes ?


De nombreux ponts peuvent être dressés entre les visages du pouvoir dans Dune et la classe politique américaine de l’époque d’écriture de la première partie de la saga, des années 1960 aux années 1980. On peut même prolonger la comparaison à notre classe politique actuelle, française comme étrangère. L’élitisme, la dérive aristocratique, le pouvoir, la corruption, tant de thèmes incarnés parfois malgré eux par les personnages de Frank Herbert. Des sujets épineux, certes, mais absolument cruciaux à la compréhension du message de l’œuvre. Plus le lecteur avance dans la saga, plus les critiques sont dures à l’encontre de la bureaucratie et de l’obsolescence des systèmes en place. Heretics of Dune et ChapterHouse Dune ont d’ailleurs un écho citoyen beaucoup plus fort que la première trilogie.



Le mythe à déconstruire du « leader charismatique », critique récurrente de Dune



Avant de commencer, il est nécessaire de noter que les opinions d’Herbert sur ces sujets semblent assez pessimistes. Néanmoins, l’auteur peint des portraits très divers, et magnifie certains phénomènes pour mieux les décrypter. Les comparaisons entre fiction et réalité doivent rester des comparaisons. C’est d’ailleurs tout l’enjeu de la science-fiction : elle permet d’étudier en profondeur certains sujets en extrapolant des tendances sociales. Tout est sujet à l’interprétation, mais en aucun cas Dune n’est une attaque flamboyante à un gouvernement en particulier. Il y a une critique politique et sociale, sans aucun doute, mais elle est exagérée, amplifiée, comme il se doit dans un univers de SF.


Ainsi, la saga, au moins jusqu’au quatrième volume, s’emploie à démontrer que le mythe du leader charismatique est sous-jacent à toute forme de gouvernement, c’est-à-dire que le dirigeant d’un groupe, d’une communauté, d’une nation, conduit naturellement son peuple à accepter, cautionner ou tolérer des choses qu’ils n’auraient jamais acceptées sans influence extérieure. Les armes de ces leaders ? Leurs mots, et leur image, grâce auxquels ils confisquent progressivement le libre-arbitre politique, sans que le peuple se sente influencé. Une instrumentalisation du pouvoir née d’un piédestal fabriqué de toute pièce grâce à leur charisme.


Toutes les critiques d’Herbert se rejoignent sous deux postulats très importants pour l’auteur. Je le citerai ici dans sa langue d’origine :


1-



“Charismatic leaders tend to build-up followings, power structures.
And those power structures tend to be taken over by people who are
corruptible. I do not think that the old saying about ‘ power
corrupting and absolute power corrupting absolutely’ is accurate. I
think power attracts the corruptible.” Frank Herbert – UCLA
Conference, propos présents dans ChapterHouse Dune, sixième volume de
la saga.



Le pouvoir ne corrompt pas, le pouvoir attire des personnalités corruptibles. Ces quelques phrases résument quasiment parfaitement la philosophie de Frank Herbert sur le pouvoir et le leadership. Il apporte une nuance décisive qui – dans le récit – transforme entièrement notre perception de ce qu’est un bon leader. L’idée que ce n’est pas le pouvoir qui corrompt, mais qu’il attire les corruptibles, signifie que c’est le système qui est déséquilibré, que les codes qui régissent la société favorisent et encouragent la prise de pouvoir d’hommes ou de femmes qui n’ont pas pour objectif de servir le peuple ou la communauté qu’ils sont censés représenter. Concrètement, les conséquences de ce système sont dans Dune la bureaucratie, la corruption, l’élitisme…


La maison Atreides est dans cette optique unique en son genre, et prends le revers de ce concept : elle est la seule à ne pas avoir cherché davantage de pouvoir, mais l’a reçu naturellement. On nous explique dès les premières pages du roman que les Atreides doivent quitter leur planète d’origine, Caladan, pour rallier Arrakis. Ce transfert n’est pas volontaire, et les raisons qui se cachent derrière cette mesure « punitive » édictée par l’Empire sont éloquentes : les Atreides et leur duc, Leto, sont naturellement appréciés par le peuple. Ce sont des leaders charismatiques bons, ouverts d’esprits et généreux, et donc une menace pour la bureaucratie vieillissante de l’Empire. Le transfert de Caladan à Dune est donc plus que punitif : une peine de mort, puisque les Harkonnen attendent leurs ennemis sur la planète pour les assassiner. Au début du livre, Frank Herbert nous trompe : ces leaders charismatiques, Leto et Paul, sont les héros, les élus naturels qui libéreront les fremen, en opposition au système aristocratique, inégal et injuste régnant alors sur l’univers. Personne ne se doute alors qu’aucun des deux systèmes n’est souhaitable, et que les « héros » se transformeront en bourreaux.


J’ai écrit dans mon article précédent que nous lecteurs étions les fremen, et en voilà le sens : nous sommes amenés – comme eux – à voir Paul et Leto comme des messies, comme nos messies, et à vouloir les placer sur un piédestal et les suivre sans le moindre recul ni questionnement. Mais la nuance intervient donc ici : les Atreides sont des leaders charismatiques candides, ne cherchant pas quelconque domination sur quoique ce soit, ce qui accentue leur statut de sauveur. Leto subit sa prise de fonctions sur Arrakis, et plonge la tête la première dans le piège de l’Empereur, conscient de le faire mais tristement impuissant. Leto vit assez longtemps pour préparer et assister aux prémices du mythe messianique qui va se construire autour de son fils, cristallisant ainsi le propos de Dune. Plus tard, Paul subira également son rôle de leader, qu’il considère comme un infâme fardeau. Ses pouvoirs deviendront des allégories de l’idéologie, guidant son peuple grâce à des phénomènes qui lui échappent, et en vérité, tout lui échappera. Paul Atreides se voit attribuer un rôle de prophète, par un peuple qui ne partage absolument rien avec lui. Pourtant, les fremen, natifs d’Arrakis, n’ont absolument aucun doute sur le fait que Paul soit leur messie, venu d’un autre monde pour les emmener sur le droit chemin et les guider dans l’obscurité. Le même Paul, qui n’a pas choisi de devenir leader des siens, ni des fremen, est le personnage qui souffre le plus de toute la saga : un martyr. Encore plus tard, Leto II sera contraint et forcé d’assumer un rôle de tyran millénaire, encore une fois subissant le pouvoir…


Nous voilà donc derrière notre leader charismatique, convaincus que nous sommes sur le droit chemin. La vérité est beaucoup plus nuancée. Paul et Leto II deviennent de grands leaders, rassembleurs et transparents, mais deviennent également les plus grands tyrans de l’histoire de l’univers. Chefs de guerres, bourreaux, souverains absolus et incontestés : dictateurs. Malgré eux, leur rôle et leurs responsabilités vont leur échapper pendant la guerre que Paul a lui-même provoquée en voulant abolir la bureaucratie paresseuse de l’Empire, et alors que nous partions de leaders charismatiques, des années plus tard (des milliers d’années pour Leto II), les voilà transformés en monstres, des loups pour l’Homme.


Pour arriver à leur fin - la chute du modèle bureaucratique corrompu et élitiste qui a fait la ruine humaine et sociale de l’Empire - Paul et Leto choisissent d’emprunter un chemin où violence et cruauté sont inévitables, et finissent par remplacer Charybde par Scylla, un système corrompu par un système totalitaire. Ces leaders charismatiques ont attiré les convoitises, et le système s’est défendu.


Voilà toute la complexité des systèmes politiques de Dune : lorsqu’un bon leader charismatique arrive au pouvoir, c’est le système qui finit par avoir raison de lui, ce pouvoir attirant les corruptibles. En revenant à notre point de départ, cette citation prend tout son sens. Systématiquement avant la maison Atreides, la société a été gangrénée par la corruption et ceux et celles qui avaient soif de pouvoir pour servir leurs intérêts : l’Empire, les maisons du Landsraad, les Bene Gesserit, Ix, les Tleilaxu, les Harkonnen…Malgré leurs bonnes intentions, les Atreides sont érigés en martyrs, et même lorsque Paul s’empare définitivement du pouvoir total et absolu sur l’univers, le système en place va le conduire à devenir un tyran messianique, expliquant le second postulat d’Herbert, ci-dessous. 



Démocratie et éthique contre dérive autoritaire – la responsabilité du peuple



2- Ce second postulat est le suivant : “The mistakes of leaders are amplified by the numbers who follow them without question.”


Ici, que devons-nous comprendre ?


Paul ne peut échapper à la guerre, et ne peut échapper à son nouveau statut de dictateur, juge, jury et bourreau. Il subit ses actes plus que quiconque, et on le retrouve brisé psychologiquement dès le second volume, huit ans après sa prise de pouvoir. Pour le lecteur, les Atreides sont désormais les méchants, camouflés derrière leur charisme caractéristique, et ils n’ont pas eu le choix.


Pourtant, les Fremen les soutiennent toujours, le peuple est toujours derrière Paul. Comment est-ce possible ? Comment ne pas se soulever contre la tyrannie alors même que la promesse des Atreides était d’y mettre un terme ? Comment se rendre compte que toutes nos aspirations et rêves se construisent aux dépends de ceux d’autrui ? On nous présente des millions de morts, des actes de cruauté, des crimes de guerre dont Paul est responsable à cause de ce nouveau conflit. Son leadership n’est pourtant pas ébranlé d’un centimètre. Voici la réponse de Frank Herbert, voici l’immense danger des leaders charismatiques que j’évoquais en début d’article : l’embrigadement des masses et la disparition progressive et invisible de la démocratie et de la contestation. Invisible, car le peuple ne se rend pas compte qu’il suit aveuglément son leader. L’information est partiellement dissimulée et pour eux, Paul est toujours l’homme qui les a sauvés de l’Empire, sans se douter qu’il l’a remplacé par un système encore plus dangereux.


Frank Herbert, lors d’une de ses conférences (UCLA), a donné un exemple concret pour illustrer son propos : celui de John F. Kennedy. Selon l’auteur, il aurait été le président américain le plus dangereux du XXème siècle, pas par sa politique, mais parce qu’il était si charismatique auprès du peuple que ses décisions n’étaient jamais remises en question. Au contraire, lorsqu’un spectateur lui demande qui a été le moins dangereux, Herbert répond Nixon, qui a pour lui démontré qu’il ne fallait pas faire confiance au gouvernement.



“I think that John Kennedy was one of the most dangerous presidents
this country ever had. People didn't question him. And whenever
citizens are willing to give unreined power to a charismatic leader,
such as Kennedy, they tend to end up creating a kind of demigod...or a
leader who covers up mistakes—instead of admitting them—and makes
matters worse instead of better. Now Richard Nixon, on the other hand,
did us all a favor...Nixon taught us one lesson, and I thank him for
it. He made us distrust government leaders. We didn't mistrust Kennedy
the way we did Nixon, although we probably had just as good a reason
to do so.”



Et conclue sa tirade par :



I think it's vital that men and women learn to mistrust all forms of
powerful, centralized authority. Big government tends to create an
enormous delay between the signals that come from the people and the
response of the leaders. Put it this way: Suppose there were a delay
time of five minutes between the moment you turned the steering wheel
on your car and the time the front tires reacted. What would happen in
such a case?



Il est clair qu’Herbert ne fait lui-même pas confiance à toute forme de gouvernement centralisé. Sans suivre son raisonnement à la lettre, et en conservant un état d’esprit plus optimiste, il met au moins en garde contre une confiance aveugle, et pointe du doigt l’essence même de notre système démocratique : la perspective et la remise en question. Dans Dune, ce sont les deux derniers volumes qui abordent ces sujets avec énormément de profondeur : on y développe l’éducation, l’apprentissage, l’importance de l’Histoire, du passé, de la science, et on retrouve à travers certains personnages la vision du progrès que j’ai évoqué dans l’article sur l’écologie : la science de comprendre les conséquences de nos actes et le devoir de ne pas reproduire les mêmes erreurs. C’est une démarche éthique que Frank Herbert souhaite mettre en avant dans Dune : savoir, quand un dilemme s’offre à nous, prendre du recul, évaluer les possibilités et agir, et ne pas se laisser influencer ou guider aveuglément par une figure d’autorité charismatique et inspirante, même si nous sommes d’accord avec elle.


La vérité de Dune est bien sûr à nuancer avec le rôle prédominant de la religion, dont nous parlerons dans un prochain article. Pourtant, pour conclure sur la critique systémique de Frank Herbert, il est important de remarquer que le système parfait n’existe pas. La bureaucratie, cible des derniers volumes, est méprisable, le totalitarisme est dangereux. Et on se retrouve dans une situation familière : la démocratie comme le moins pire de ces systèmes. Mais une démocratie dirigée par des principes de contestation, de remise en question, de progrès et de sciences sociales. La figure messianique n’est pas la solution, une société de bureaucrates non plus : le modèle fremen semble toujours être le plus éthique, sauf s’il devient une tyrannie de la minorité. La souffrance insupportable de Paul nous apprend que les rouages d’un système en place sont incroyablement longs à arrêter et changer. Dans Dune, des milliers d’années d’histoire défilent devant nos yeux en tentant d’expliquer pourquoi ce “système parfait” restera une utopie, mais la clef d’Herbert est le peuple, dans sa voix, son libre arbitre et sa conscience collective.



Quel pouvoir pour le peuple dans Dune ?



Nous avons déjà évoqué les fremen, le peuple natif d’Arrakis, en décrivant leur modèle de société que l’on peut résumer par le simple fait qu’il est égalitaire, écologique, éthique, même s’ils ne suivent pas une forme de gouvernement classique, optant pour une économie locale, nomade, beaucoup plus raisonnée et adaptable géographiquement et socialement. Les fremen sont en réalité beaucoup plus qu’un « modèle idéalisé » fabriqué de toute pièce par Frank Herbert pour montrer ce vers quoi nous devons tendre, en opposition aux systèmes en place à Arrakis. Les fremen sont le cœur et l’âme de l’œuvre, ils en sont le fondement moral. Pourquoi ? Car le peuple n’est pas une masse ignorante qui a besoin d’être civilisée – ce qui est la perception des Harkonnen – ils sont ceux qui transforment Paul en prophète, et c’est là que s’opère le génie : Paul n’a jamais été le messie qui impose ses croyances au peuple, ou qui demande reconnaissance et pouvoir de leur part. C’est la raison pour laquelle le personnage est si magistralement construit : c’est exactement l’inverse. Le peuple a le pouvoir dans Dune. Les fremen ont le pouvoir, ils imposent leurs choix et leurs rêves à Paul et au reste de l’univers. Voici la limite de ce mode de vie qui semblait si parfait : le moralisme et la tyrannie de la minorité. Aucun modèle n’est parfait s’il ne se remet jamais en question. Les fremen sont le premier domino qui va provoquer une réaction en chaîne universelle dans Dune, alors que leur situation n’est en rien similaire à celles d’autres peuples qui vont être exterminés par Paul dans sa quête de satisfaire le sien.


Tyrannie démocratique de la minorité – Bureaucratie – Totalitarisme, voilà la trinité de systèmes critiquée par Dune. Pour conclure, dans un système corrompu où le pouvoir attire les personnalités corruptibles, un leader charismatique et un peuple volontaire ne suffisent pas à transformer le modèle en profondeur. La solution de Frank Herbert réside, comme toujours, dans nos comportements et questionnements individuels. Placer l’éthique individuelle avant de l’intégrer dans l’éthique collective et pouvoir construire sereinement un modèle efficace.



Darwi Odrade, le personnage qui cristallise le raisonnement politique de Dune



Dans Heretics of Dune et ChapterHouse Dune, les cinquième et sixième volumes de la saga, nous découvrons le personnage de Darwi Odrade, une Bene Gesserit progressiste, cassant les codes bureaucratiques qui se sont réinstallés à travers les âges. Des milliers d’années après la mort de Leto II, Arrakis est de nouveau désertique, et les grandes guildes déjà présentes par le passé sont désormais de grandes puissances géopolitiques régissant l’univers. Une flopée de « nations » souverainistes qui souhaitent toutes prendre le contrôle d’Arrakis pour diriger le commerce et la politique universelle. Dans ce lot, les Bene Gesserit ont une longueur d’avance sur tout le monde. Cette sororité religieuse, responsable d’innombrables conflits dans l’Histoire d’Arrakis (adeptes de l’eugénisme et autres manipulations et déstabilisations politiques, psychologiques…), a dans ses rangs une sœur qui refuse de se fondre dans la masse : une progressiste parmi les ultra-conservateurs – Darwi Odrade.


Odrade est un OVNI dans l’œuvre de Frank Herbert : une force de proposition et d’impulsion positive au sein d’un univers ravagé par les conflits d’intérêts armés ou idéologiques, où personne ne pense aux individus, où le pouvoir est devenu roi, où la bureaucratie est revenue hanter et rouiller le système. Les deux derniers volumes, grâce à la redistribution des forces en présence et à la nouvelle organisation de l’univers, incarnent la volonté de Frank Herbert de pointer du doigt beaucoup plus explicitement certaines tendances récurrentes de nos systèmes politiques. Dans la première trilogie, il fallait savoir lire entre les lignes, les concepts n’étaient pas explicités, et Herbert s’attardait sur le statut de leader plutôt que sur la politique et son exercice quotidien. Tout cela change dans cette fin de saga : adieu les leaders, c’est bien la politique politicienne qui est sous les feux des projecteurs.


Cible principale d’Herbert : la bureaucratie, qui –selon le Robert – est le « pouvoir politique des bureaux ; influence abusive de l'Administration. » Dans Dune, la totalité des systèmes politiques et sociaux sont soumis à une rigoureuse bureaucratie que même plusieurs milliers de totalitarisme n’ont pas réussi à abolir. Dans le cinquième volume, nous voici quasiment au point de départ : les mêmes entités pseudo-gouvernementales règnent et tentent de s’arracher la moindre once de pouvoir, dans un univers sans Empire enlisé dans le protectionnisme et la méfiance. Il n’y a pas de place pour la nouveauté dans cet univers, les quelques grandes tentatives et ambitieux projets progressistes ont échoué à réguler l’économie et la politique (écologie mise à part, puisqu’elle est la seule constante de la saga). Et cette incapacité à innover est la cause directe de la bureaucratie :



“Bureaucracy destroys initiative. There is little that bureaucrats
hate more than innovation, especially innovation that produces better
results than the old routines. Improvements always make those at the
top of the heap look inept. Who enjoys appearing inept?” Darwi Odrade



Cette citation résume habilement le réflexe protectionniste des acteurs de Dune : face à des méthodes produisant de meilleurs résultats, la carapace se referme et les guildes (les Tleilaxu, Ix et les Honored Matres) répondent par la violence, pour mettre fin à ces pratiques.


Pour Frank Herbert, un gouvernement - quel qu’il soit - tend toujours à créer un système aristocratique. Plus le gouvernement s’embourgeoise, plus le pouvoir et les profits reviennent aux castes les plus influentes, et plus la politique agit dans leurs intérêts. Ce constat serait vrai pour une monarchie, un conglomérat d’entités financières ou une bureaucratie classique. Au-delà de la structure gouvernementale, la dérive protectionniste et conservatrice doit également être évitée. Les plus grands défauts d’un gouvernement viendraient de son incapacité et de sa peur d’assumer des changements radicaux, alors qu’un besoin tout aussi radical est ressenti par le peuple. De plus, Darwi réitère le raisonnement scientifique d’Herbert lorsqu’il aborde l’écologie. Souvenez-vous, la science représente pour l’auteur l’espoir de ne pas reproduire les erreurs du passé. C’est tout aussi vrai pour la science environnementale que pour la science politique dans Dune : « Those who cannot remember the past are condemned to repeat it ». Si l’on applique cette citation d’Odrade à la science politique, nous retrouvons les valeurs d’éducation et d’Histoire que l’on retrouve dans Fondation chez Asimov. L’éducation est d’ailleurs l’un des terrains d’application de tous ces principes dans les derniers volumes, où l’on peut suivre l’évolution de Duncan enfant, au sein des Bene Gesserit. C’est l’apprentissage, la connaissance et la science qui forment les esprits équilibrés de demain, qui pourront éviter de précipiter des structures organisationnelles dans un système obsolète.


Pour en revenir aux systèmes politiques, selon Darwi Odrade, pencher vers toute forme de conservatisme serait dangereux :



“Clinging to any form of conservatism can be dangerous. Become too
conservative and you are unprepared for surprises. You cannot depend
on luck. Logic is blind and often knows only its own past. Logic is
good for playing chess but is often too slow for the needs of
survival.”



Le conservatisme, la logique, sont des zones de confort et de sécurité dont il faut nécessairement se détacher pour progresser. Mais le réflexe démontré dans la saga de sans cesse revenir à un modèle faisant preuve de conservatisme illustre l’impossibilité, ou du moins la difficulté quasi-insurmontable, d’évoluer vers un modèle plus ouvert à l’autre, plus social.


Et une fois que le peuple se rend compte de cette impasse politique, qu’arrive-t-il ? La perte de confiance, et l’abstention. Cette phrase est écrite dans Dune : “People don't vote. Instinct tells them it's useless.”, et symbolise pour moi le point de non-retour atteint par Darwi et ses alliés dans leur combat contre le système.


A force de faire des recherches, de lire des débats et des revues académiques sur le sujet, j’en viens à penser que Dune n’a en réalité jamais cherché ce qui constituerait le meilleur des systèmes. Je pense que la morale politique de la saga revient à dire qu’aucun système centralisé n’arrivera naturellement à atteindre un équilibre économique, politique et social satisfaisant et épanouissant pour le peuple. Il faut donc apprendre à naviguer et à agir éthiquement malgré les contraintes, limites et dangers de chaque type de système, grâce à notre libre arbitre et notre éthique individuelle. Je vais conclure cette partie avec deux nouvelles citations de Darwi Odrade, qui résument parfaitement mes quatre dernières pages.


La première sur les trois systèmes gouvernementaux à éviter, la seconde sur la pertinence d’une société ouverte d’esprit :


“The tyranny of the minority cloaked in the mask of the majority,” Odrade called it, her voice exultant. “Downfall of democracy. Either overthrown by its own excesses or eaten away by bureaucracy.” Idaho could hear the Tyrant in that judgment. If history had any repetitive patterns, here was one. A drumbeat of repetition. First, a Civil Service law masked in the lie that it was the only way to correct demagogic excesses and spoils systems. Then the accumulation of power in places voters could not touch. And finally, aristocracy.”


“Give me the judgment of balanced minds in preference to laws every time. Codes and manuals create patterned behavior. All patterned behavior tends to go unquestioned, gathering destructive momentum. —Darwi Odrade”


Suite des articles sur les pages des prochains tomes :)

CptGrayson
9
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le 19 janv. 2022

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