Critique de Shaynning
BD adulte de 2020, "Chinese Queer" est ce genre de Bd qui comporte une forte dimension philosophique existentielle, un côté de critique sociale et un graphisme assez particulier.Faire un résumé de...
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le 22 mai 2022
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Incontournable Novembre 2024
Je remercie la maison Thierry Magnier pour l'envoi de ce service de presse.
En 2023, je découvrais le magnifique "Monstres" de Stéphane Servant, un magnifique et gentiment lugubre roman parcouru d'illustrations superbes, avec une couverture rigide tout aussi graphiquement admirable. Cette année, dans le même genre de roman, je retrouve "Les enfants du froid", aussi doux et bleuté que "Monstres" est sombre et brumeux. Et dont l'histoire a également une forte résonance sociale. C'est le genre de livre intemporel qui illustre la grande force et la grande richesse de la littérature jeunesse.
Comme le mentionne judicieusement la 4e de couverture: "Avant de plonger dans les aventures des Enfants du froid, il est préférable de s'armer d'une couverture bien chaude et d'une bonne dose de courage". Pour ma part, je rédige ma critique sous les airs mystiques du folklore musical scandinave ( ça met dans l'ambiance!).
Myk et Ana, jumeaux de leur état, ainsi que Luba, sont des enfants du Grand Nord, enfants Descendants pour les premiers, Joue Rose pour la seconde. Leur clans habitent en bordure d'un grand lac qui les pourvoient en poissons, mais depuis quelques jours, il n'y a pas nageoire qui barbote dans les eaux glacées. Devant la crise à venir, les Descendants se rassemblent afin de discuter. Malheureusement pour les enfants, cette "réunion" a quelque chose de profondément ridicule, entre des "anciens" plus psychorigides et bougonneux que réellement doté d'une sagesse pertinente et un chef trouillard avide de contrôle, qui manipule le jeu de cartes divinatoires supposées apporter des réponses à une nation qui se targue d'être "rationnelle" ( Notez ici la contradiction évidente). Quand le Chef se débrouille pour qu'Ana "pige" la carte de la Dernière Pluie, il interprète alors que pour régler leur problème, il faut se départir de la dernière chose qui a été ajoutée, à savoir, le peuple du Lointain, récemment arrivée près du lac. Indignés devant tant de bêtise, les jumeaux et leur amie décident de prendre les choses en mains. Ils iront chercher des réponses auprès de L'Esprit du Lac, grâce aux pouvoirs chamaniques de Louba. Mais bien sur, les choses prendront toute sorte de tournures inattendues, qui mènera les enfants aux quatre coins de leur coin de pays et feront des rencontres pour le moins surprenantes!
Comme cela arrive souvent dans ces cas-là, j'ai envie de tout raconter en long, en large et en travers ( du papier) parce qu'il y a tant à dire. Déjà, mention aux nombreux détails dans le graphisme, dont les personnages, les lieux et même les cartes sont présentées. L'aspect graphique est indéniablement une valeur ajoutée à ce roman, participant activement à l'humour ambiant, à mettre en forme la richesse des croisements de culture, inspirées autant des pays scandinaves que ceux des nations du Grand Nord et même de la Russie. Enfin, le volet graphique se veut aussi bédéesque sur les angles, car les personnages ont des répliques ( hors-bulle) et certaines illustrations sont séquencées comme dans le monde de la BD. Dans les décors, on trouve beaucoup de fantaisie dans le choix des motifs, des formes et des fonctions, on se plait à les regarder avec attention. Le tout est rendu en seulement deux couleurs: un bleu turquoise et en rouge coquelicot, avec quelques détails en style noir.
J'ai décodé beaucoup d'axes sociaux dans le roman, à ma grande joie. Nous avons un axe sur le Vivre-Ensemble, lié à la diversité ethnique et culturelle, avec ces différents groupes vivant sur le même territoire, mais dont les interactions peuvent cacher certaines complexités. Il y a par exemple les Joue Roses, qui croient à la magie chamanique, ce qui est considéré comme tabou par les Descendants. Ces derniers font du peuple du Lointain leur bouc-émissaire devant l'adversité ( et en dépit de toute logique). Les Penseurs, pour leur part, ont choisi une vie en exil, perchés sur une montagne, car pour exercer leurs pouvoirs, ils ont besoins de réfléchir profondément, ce qui est difficile à faire quand des gens intéressés vous presse de demandes. Il y a également les nymphes, créatures aquatiques, décrites comme des monstres, alors qu'il n'en est rien. Il y a donc des préjugés nés de l'incompréhension et de la crainte qu'inspirent certains groupes, alors que certaines dynamiques malsaines émanent du groupe le plus sous emprise de ses propres dirigeants.
Les Descendants, pour les nommer, ont un forte inclinaison conservatrice et sont gouvernés de façon sournoise par un Chef et des Anciens qui craignent le changement ( parce qu'ils perdaient le contrôle qu'ils ont sur les gens). C'est intéressant de voir les trois enfants percevoir cette dynamique malsaine, convaincus de ne pas être justement entendus et perplexe devant l'incohérence des adultes.
La quête initiatique que les enfants entreprennent pour sauver leur village de la famine se fera donc sous la lumière de la tolérance, du dialogue et de la compréhension de l'Histoire. À l'heure où les autocrates se font plus nombreux dans le monde et le discours radical déshumaniser les différents interlocuteurs mondiaux, je me dis qu'on a toujours besoin de ce genre d'histoire. Les trois enfants feront des rencontres qui leur feront voir les choses sous différents angles, un monde plus nuancé et devront revoir certaines constructions sociales ou jugement erronés.
J'aime beaucoup la richesse de tempérament et de personnalités des différents personnages, où les "forces tranquilles" sont importantes, les filles autant que les garçons ont leur rôle à jouer, sans distinction pour leur genre. D'ailleurs, dans la dyade des jumeaux, c'est souvent Ana qui a l'esprit d'initiative et Myk fait preuve d'une belle sensibilité. Ils sont donc contre-stéréotypés. Ils ont une belle chimie également, sans cette sempiternelle "opposition dominant-dominé" entre jumeau qu'aiment articuler beaucoup d'autrices , mais qui reste un mythe, pas une réalité. C'était touchant de voir ces deux frère et sœur être si complices et soucieux l'un de l'autre, complémentaires et égalitaires.
À partir d'ici, il y aura quelques divulgâches.
Louba, pour sa part, dévoile une part intéressante d'elle dans le récit, celle qui se sent redevable envers l'esprit du vent de lui avoir sauver la vie étant enfant, petite fille aux poumons fragiles. Mais quand ce sentiment inspire surtout à se montrer digne de l'entité qui vous a sauvé, alors on touche quelque chose d'anxiogène et d'inégal. J'aime que L'Esprit du Vent, altruiste et sage, l'ait délivrée de ce fardeau qu'elle s'est imposée de part ce sentiment d'être " à la hauteur du présent offert", pour qu'elle mène sa vie sans toujours s’inquiéter d'être "digne" de cette vie qu'on lui a donné. Après tout, un acte réellement altruiste est inconditionnel, il ne souffre ni clauses ni impératifs, il est donné simplement pour la beauté du geste et pour adhérer à une valeur importante pour soi. En ce sens, L'Esprit du Vent est donc un esprit généreux.
Les Penseurs, ce peuple qui peut user de sa magie pour effacer ou créer des idées ( wow, quel pouvoir!), était l'un de ceux que j'ai trouvé les plus symboliquement forts. Ils accordent beaucoup d'importance à la réflexion, car ils sont détenteurs de pouvoirs importants. C'est là l'expression d'une grande sagesse, à mon sens. Ils ont cependant du aller vivre loin des autres peuples, car on les sollicitait à dessein et de façon pressante, et comme cela venait à l'encontre de leur besoin de prendre leur temps pour "bien penser", ils ont préférer se mettre hors de leur porté. Quand même! Quand à leur pouvoir, que je trouve vraiment cool, mais ô combien dangereux, il revêt quelque chose de très symbolique lui aussi, à savoir, la puissance des idées. Surprimer une idée, c'est un acte de censure, un acte de contrôle désespéré, qui enlève le libre arbitre aux gens quand à leur capacité de pensée critique. C'est ce que le Chef a voulu faire en souhaitant supprimer l'idée de la liberté du mouvement: Empêcher les gens de changer, de penser, d'évoluer. Ainsi, il garde le contrôle et ne craindra pas le futur.
Et tout cela a quelque chose de plus vicieux également: En enlevant le mouvement, on enlève aux peuples l'occasion de se côtoyer, d'apprendre à se connaitre et même, de se mélanger. Le Chef craint tout cela, en grand anxieux qu'il est, mais imposer autant de censure, de contrôle et de manipulation fait de lui un tyran, un dictateur. Les implications de la disparition des poissons est donc beaucoup plus préoccupante qu'elle en a l'air. Ce n'est pas seulement la source de nourriture qui a disparu, c'est le symbole de la liberté du mouvement, accidentellement effacé par des penseurs bousculés par un Chef pressé et doté d'une pensée simpliste. C'est dire la gravité des enjeux de ce récit, alors qu'un peuple est menacé d'exil, que des Descendants stagnent culturellement et socialement et que l'Ordre naturel est perturbé.
Les esprit font parti du récit, on les retrouve autant dans les éléments, les animaux que les saisons. Il y a donc une magie très inspirée des premières nations et des croyances païennes. C'est amusant de voir le Chef se démener autant pour figer le monde alors que dans le récit il existe autant de dynamisme avec pléthore de personnages, esprits et créatures toutes en mouvement. Qui dit "magie", dit également "malédictions", "invocations" et récits improbables. Le roman semble respirer entre nos doigts de toute cette magie qui flaire le vent glacé, la bonne soupe et les sapins couvert de neige. Il se dégage une chaleur humaine indéniable, une sensibilité à la tolérance et la force des liens qui unit les individus entre elle et avec la nature. On sent le côté "Nous sommes un tout" dans cette histoire, comme le racontaient depuis bien longtemps les premières nations.
Une bonne place est également accordée aux émotions, qui n'ont pas forcément besoin d'être nommées. Toute la prémisse de cette histoire est basée sur les peurs d'un homme, qui n'a pas su trouver les outils pour se gérer et cherche donc à exercer un contrôle sur ce qui ne peut pas l'être. Les enfants passent par tout un spectre de sentiments et d'émotions, découvrant que le courage, c'est faire face à ses peurs, pas de ne pas la ressentir ou découvrant que la colère liée à l'injustice est un formidable motivateur.
Sur un autre ordre d'idée, je ne peux pas contourner la présence de ce superbe jeu de cartes divinatoires, similaire au tarot, dont les cartes jalonnent l'histoire en sortant à de curieux moments à de curieux endroits. Au début du roman, on voit que les cartes ont subit un "élagage" qui n'a rien d'anodin. Du paquet ont été enlevée "La femme Sacrée", "L'intimité", "La pleine lune" ( Aventure), "Le premier bourgeon" ( Natalité, Grandir) , "L'Innocence" ou encore la "Coopération". Les adultes qui liront ce livre auront comprit que ce sont là les thèmes typiquement censurées dans les sociétés conservatrices: le pouvoir et la liberté des femmes, la sexualité épanouie, la curiosité, la surprotection des enfants aux valeurs libérales, ce genre de thème. Surtout, la carte de la coopération suppose de travailler en équipe, pas de suivre le chef aveuglément. À l'inverse, les cartes "Pudeur", "Fleur séchée", "Obéissance", "Vieux lion sage", "Ruisseau calme" et "Modération" invitent au contraire à un mode de vie austère, dans la lignée de l'autorité et sans chercher à assouvir les curiosités intellectuelle, géographique ou culturelles. Cette simple double page avec les cartes est un océan de sujets à opposer, débattre et mettre en relief. Les cartes peuvent tout aussi bien être un outil de contrôle qu'un outil réflexif, mais entre les mains du Chef, on est plus dans le premier usage. Dans le récit, de nouvelles cartes vont apparaitre et guident les enfants sans leur donner la réponse. Les illustrations de ces cartes sont fabuleuses, également.
Mention spéciale, enfin, à la présence d'une sorcière connue du folklore russe: Baba Yaga, qui n'est pas du tout ce qu'on pourrait s'imaginer d'elle.
Roman d'aventure aux fondations plus profondes qu'on peut d'abord le penser, véritable fresque sociale où il est question d'immigration, de tolérance, de politique et de pensée critique. Ce n'est pas à cela que je m'attendais, mais je suis le genre de lectrice qui adore décoder les univers complexes et en la matière, il y a faire! S'ajoute bien sur l'humour, qui popent ici et là comme des bulles. Je pense que le roman plaira à un large lectorat, des amateurs d'action aux enfants plus philosophes, des lecteurs qui aiment le texte que ceux qui apprécie un appuis visuel. J'ai hâte d'en parler à mes profs , parents et bien sur, jeunes lecteurs, en librairie. Il est arrivé pile à temps pour notre saison froide, notre hiver québécois qui nous permet de très bien comprendre ces personnages du Grand Nord. Entre "enfants du froid", on se comprend!
Pour un lectorat intermédiaire à partir du 2e cycle primaire, 8-9 ans+
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