Ce recueil hétéroclite d'articles, dont on a du mal à voir quel est le lien commun, souffre d'un style peu clair et de l'irritante manie de Christopher Lasch (qui est historien de la famille) de rester rigoureusement descriptif, sans jamais parvenir à souligner l'intérêt de ce qu'il raconte et à faire ressortir de façon explicite la réflexion qu'on est sensé (je suppose ?) tirer des observations qu'il fait et, plus agaçant encore, à rendre clairs le fil et la démarche exacte de sa pensée.


Il s'agit, pour l'essentiel, de critiques très pointues d'études historiques ou d'essais féministes, donnant facilement dans l'obscure controverse de spécialistes et s'attachant à des détails historiques mal synthétisés, dont les enjeux ne sont pas mis en valeur et, surtout, méconnus puisque, comme Lasch — qui est américain — le rappelle lui-même, nous autres Français ne nous intéressons qu'à l'histoire de France ! (ce qui n'est évidemment pas faux)


Mais il y a malgré tout plusieurs éléments intéressants qui ressortent, pour peu qu'on arrive à produire une ébauche de synthèse à partir de cet ensemble décousu et un peu confus.


À la fin du XIIIe siècle, Jean de Meung reprend et complète le Roman de la Rose, écrit quelques décennies plus tôt par Guillaume de Lorris. L'ouvrage, qui connaît un succès considérable, entraîne aussi de vives polémiques : la satire que fait l'auteur du mariage heurte les consciences, à une époque encore bercée par l'idéal d'amour conjugal porté à la fois par l’Église et l'amour courtois — un idéal dont Chrétien de Troyes, en son temps, avait déjà très bien cerné les limites.


Un idéal que Jean de Meung moque sans scrupules : le mariage est un jeu de hasard où les chances sont plus grandes de terminer avec une horrible bonne femme aigrie qu'avec l'épouse idéale chantée par les trouvères ; de terminer avec un tyran domestique autoritaire qui martyrise son pauvre mari qui n'a plus rien le droit de faire, et dont les moindres faits et gestes sont scrutés, C'est fini de rentrer à laudes après avoir passé la nuit à l'auberge avec ces ivrognes d’Éloi et d'Enguerrand ! Le mariage est une prison.


Ce défouloir misogyne — mais tristement réaliste — suscite d'importantes controverses : plusieurs auteurs se rangent parmi les « champions des dames » afin d'en défendre l'honneur. Des femmes elles-mêmes y participent, comme l'illustre Christine de Pisan. Le discours s'inverse : il s'agit désormais de montrer qu'une jeune femme a plus de chances de terminer avec un mari ivrogne et brutal qui l'a bat injustement qu'avec le preux chevalier des romans courtois ! Finalement, la chasteté ne vaut-elle mieux pas que le mariage ? N'est-t-on pas plus libre moine qu'époux ou épouse ?


Christopher Lasch estime qu'il est erroné d'interpréter cette Querelle des femmes, promise à une longue postérité, comme une querelle féministe. La question de l'égalité entre les hommes et les femmes, au-delà d'une égalité devant Dieu, n'a aucun sens dans une société où l'on se pense comme incarnant une catégorie sociale ayant un rôle bien déterminé dans une société organique, et par laquelle et grâce à laquelle on est en tant que personne intégrée dans une communauté.


La question du mariage n'en est pas moins demeurée centrale et la Querelle des femmes s'essouffle en même temps que s'impose l'idée du mariage de raison au XVIIe siècle : le mariage n'est plus une question d'amour, ou bien seulement de façon anecdotique, si par bonheur les époux s'aiment, mais une question de rationalité patrimoniale et matérielle. Les nouvelles réglementations mises en place petit à petit par les États pour encadrer les mariages afin d'éviter qu'ils n'aient lieu sans l'accord des parents (depuis le Moyen Âge, il suffisait que les époux, même seuls, échangent des vœux au sein d'une église pour que le mariage soit valide) sont ainsi voulues par une bourgeoisie et une noblesse qui souhaitent mieux rationaliser et contrôler leur politique matrimoniale. Ce qui met fin à près d'un millénaire d'un rigoureux principe du libre consentement des époux, pour lequel l’Église avait férocement bataillé au Haut Moyen Âge.


L'idéal du mariage de raison correspond en fait à l'idéal de Raison tout court qui s'impose alors : il s'inscrit dans un mouvement réformiste, en Angleterre, qui souhaite imposer une nouvelle morale fondée sur la Raison et la propriété privée, usant sans scrupules, pour parvenir à ses fins, des plus cruelles violences et des pires injustices — il s'agit notamment de l'effroyable système des enclosures qui a sciemment conduit des milliers de paysans à la ruine, qu'on a parqué ensuite dans des établissements de rééducation où ils étaient dépouillés de la moindre dignité (mais qui faisaient plus propres que la mendicité et le vagabondage !) Le libéralisme n'a pu être imposé que par une politique autoritaire et arbitraire de l’État comme on en avait jamais vu jusque-là.


Ceux qui condamnaient les jeux de hasard, les combats de coqs, les jours fériés, les soirées entre amis à la taverne, remarque Lasch, étaient les mêmes qui condamnaient le mariage d'amour : il s'agissait de dresser l'homme populaire pour qu'il devienne raisonnable, qu'il sache contenir ses désirs, qu'il devienne un méticuleux producteur, un agent économique rationnel et égoïste qui rationalise méthodiquement la gestion de son foyer — en somme, un type anthropologique susceptible, pensait-on, de faire advenir l'idéal de prospérité et de paix éternelle promis par le libéralisme.


A contrario, les défenseurs du mariage d'amour défendaient également les loisirs populaires en question : il s'agissait principalement de nobles et de notables de province faisant partie du camp conservateur, estimant qu'une telle rationalisation de l'existence affecterait la gaieté spontanée de vivre.


C'est au sein de ce mouvement réformiste libéral que naît le féminisme, mutant par la suite en fonction des évolutions de la logique libérale.


Le féminisme a d'abord considéré qu'une égalité entre les hommes et les femmes devrait se fonder sur la reconnaissance et la valorisation du travail domestique, ainsi que sur une réforme des mœurs prônant, entre autres, la responsabilité individuelle et l'autonomie. De là vient, notamment, le puritanisme de l'époque victorienne, qui a été imposé aux hommes par les femmes — et non pas l'inverse ! — afin de refroidir un désir masculin jugé envahissant. (cela ne vous rappelle pas quelque chose ?)


À la même époque, le constat désenchanté que la libre concurrence, loin de créer le monde de paix et d'amour rêvé, plonge la vie quotidienne dans le marasme de la compétition acharnée et de l'impératif de rendements toujours meilleurs, s'impose. Mais un peu de magie dialectique devrait pouvoir tout arranger, ce qui est tout de même plus efficace que de résoudre le problème à la source : puisque le Progrès est toujours le meilleur remède aux maux du Progrès, il suffisait d'aller plus loin encore dans la réforme de la société.


Au début du XXe siècle naît ainsi un nouvel idéal de domesticité : la femme devra devenir femme au foyer et garantir l'existence d'un doux cocon, d'un précieux havre de paix et de sérénité, qui devrait contrebalancer la guerre de tous contre tous de la libre concurrence (qui est une manifestation du progrès de la civilisation, n'oublions pas).


L'idée va de pair avec celle — excessivement naïve et vouée, elle aussi, aux désenchantements les plus cruels (ou qu'on niera le plus pieusement) — que la femme, étant une créature de paix, d'amour et de douceur, parviendrait à faire souffler un vent de sérénité et de tendresse sur ce monde de violence — violence naturellement due à la domination des hommes sur la société, cela va sans dire (cela ne vous rappelle pas quelque chose ?)


C'est en vertu de cet idéal qu'ont été bâtis, après la guerre, les nouveaux quartiers pavillonnaires, situés loin des activités économiques, et qui ont, à l'époque, attiré beaucoup de monde (en France, les grands ensembles ont été construit avec les mêmes principes, les contraintes d'occupation de l'espace et, éventuellement, un idéal communiste en plus). Mais le progrès étant décidément plein de déceptions, les femmes se sont vite retrouvées à s'ennuyer à mourir dans ces havres de paix où rien ne se passait jamais, où elles ont été déracinées du vieux maillage de solidarités et de relations organiques des villages et des quartiers ouvriers qu'on voulait précisément fuir.


Alors, finalement, les femmes se sont mises à vouloir travailler : travail salarié que condamnait précisément le féminisme même pas cinquante ans avant (la dia-lec-tique !)


Et comme on a la mémoire courte, on s'est mis à croire que la femme au foyer relevait d'une idée patriarcale archaïque, née quelque part entre l'âge de la pierre taillée et l'âge de la pierre polie selon les spécialistes.


Enfin, de toutes façons, il n'y a là qu'observations éparses et assez confuses, qu'une ébauche de travail bien loin de répondre au dixième des questions que voulait poser Lasch en commençant cette série d'études. Il cite d'ailleurs une anecdote intéressante.


Un jour, un jeune historien annonce à un de ses aînés qu'il va bientôt commencer l'écriture d'une histoire des femmes en trois volumes, de l'Antiquité à nos jours, devant compiler toute la connaissance acquise dessus.


L'historien plus âgé lui répond, d'un air amusé, qu'il pourrait très bien travailler quarante ans de sa vie sur ce sujet sans être parvenu à lever le cinquième du mystère qui plane sur les relations entre les hommes et les femmes.


Je suis personnellement désespéré, voire un peu effrayé, par l'extrémisme ravivé du vieux réformisme bourgeois, qui va encore et toujours plus loin se mêler de la délicate (au deux sens du terme) intimité des rapports entre les hommes et les femmes.


Ce facétieux Jean de Meung n'avait après tout pas tout à fait tort d'insister sur l'ambivalence réelle du mariage, qui ne correspond pas toujours aux idéaux attendus. Imaginez qu'aujourd'hui Proudhon n'aurait pas été incarcéré pour ses écrits sur l’État et la propriété privée mais pour ses écrits sur les femmes ! (et pour ceux sur les juifs, anecdotiquement)


Je crois que la misogynie — et son corollaire féminin qui existe au moins autant — font inévitablement partie de l'existence humaine en raison de ce que celle-ci suppose de complexité et d'ambivalence quand il s'agit d'amour, de mariage, de désir. Ce qui ne veut pas dire que ces attitudes doivent être encouragées. Mais il réside, autour de tout ça, un épais mystère, un mystère soigneusement entretenu dans le secret, comme si la clef de la meilleure entente entre les hommes et les femmes résidait précisément dans ce secret.


L'homme moderne, dans son désir prométhéen et destructeur de contrôle absolu de la nature, souhaite enfermer cet inquiétant mystère dans la sécurité de ses certitudes, s'échinant de toutes ses forces, muscles bandés, sur un ouvrage qui lui résiste désespérément et lui glisse sans cesse entre les doigts. La richesse de la vie ne s'enferme pas dans une boîte à chaussures.


Lasch mentionne régulièrement, un peu amusé, le tonitruant débat sur la famille et la peur, au moins biséculaire, de sa disparition.


Il faudrait peut-être désormais apprendre à se taire et à simplement écouter le monde tel qu'il est. Il faudrait laisser être et se laisser être : même si l'existence est tragique, elle vaudra toujours mieux d'être vécue pour ce qu'elle est que pour ce que notre étroite raison voudrait égoïstement qu'elle soit.

Antrustion
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le 1 avr. 2020

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