Mélangez le tout et obtenez la femme ultime

Les Filles du feu sont d'abord une succession de prénoms féminins qui étourdit le lecteur et lui fait penser qu'il a affaire à un énième Ronsard prêt à dédier son art à la première beauté venue. Il s'agit en fait d'un entrelacement de romances historiques, fictionnelles, biographiques ou mythiques. La frontière entre la réalité et le rêve, le mythe, l'histoire fantasmée, est déjà poreuse et prépare Aurélia, où la porte entre la vie et le rêve reste désespérément ouverte et précipite l'auteur vers sa fin.
Comme il l'explique à Alexandre Dumas dans la préface - qui a eu l'indélicatesse de dévoiler son état psychiatrique au public et de proclamer un peu trop tôt sa mort - il ne peut raconter une histoire sans s'identifier au personnage. S'ensuit un trouble de la personnalité qui éclate dans les bien connus vers d'El Desdichado : "Je suis le ténébreux, le veuf, l'inconsolé, /Le Prince d'Aquitaine à la tour abolie". La figure aimée se cache également dans toutes les héroïnes. Angélique, Sylvie, Jemmy, Octavie, Isis, Corilla, Emilie, qu'importe, c'est toujours Elle. Elle peut porter tous les noms de la terre, Nerval sait la reconnaître, et il la rencontre partout.


La croyance de Nerval en la métampsychose - la transmigration des âmes - légitime cette perception du monde. Qu'importe que le personnage historique soit décédé depuis des lustres, qu'il appartienne au mythe et aux temps si lointains qu'on ne sait plus les dater, c'est toujours Lui, et c'est toujours Elle, puisque les âmes se réincarnent en dépit des frontières temporelles ou géographiques. Les premiers vers d'El Desdichado ne sont pas une métaphore, Nerval assume cette multitude d'identités tout en préservant son ipséité.


Et c'est sans doute ce qu'il y a de plus troublant à la lecture de ces nouvelles qui n'ont, à première vue, rien à voir les unes avec les autres. Car elles racontent une grande histoire d'amour entre des personnages qui, s'ils répondent à différents noms, illustrent différentes facettes d'une même identité.
Cela apparaît clairement dans Sylvie et dans Isis : les protagonistes rejouent une scène car ils commémorent leurs précédentes incarnations. Sylvie revêt la robe de sa tante et ressemble à une vieille fée. Le narrateur se rend sur les ruines de Pompéi lors d'une fête déguisée et retrouve les sensations de sa précédente vie dans la gloire de cette cité et sa dévotion pour Isis, qui elle-même a une profusion d'identités : Vénus céleste, Cybèle, Uranie, Cérès... et reste toujours la même.


Nerval est la réconciliation du multiple et du UN.


Pour qui connaît bien Les Chimères, il est des phrases perdues dans sa prose qui ne passent pas inaperçues. Les Filles du feu et Les Chimères entretiennent un lien étroit et l'un est presque la traduction en prose de l'autre. Les Chimères subliment véritablement Les Filles du feu et sont, à mon sens, les plus beaux vers qu'ait donné la langue française. Il est dommage que Nerval soit considéré comme un auteur mineur. Proust écrit lui-même que dans Les Chimères "il y a peut-être les plus beaux vers de la langue française, mais aussi obscurs que du Mallarmé, obscurs, a dit Théophile Gautier, à faire trouver clair Lycophron".


Obscurs certes, difficile d'affirmer le contraire, mais c'est sans doute là que se trouve le plus grand charme de ces douze sonnets, là qu'est le secret de la fascination qu'ils exercent sur les esprits. Nerval reconnaît dans une lettre à Loubens que ces vers "ont été faits non au plus fort de ma maladie, mais au milieu même de mes hallucinations".

Deidarakai
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le 16 août 2020

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