Une micro-lecture peut éclairer ce qui fait le style des Fruits du Congo. « Fred se jeta sur son lit de camp, tué de fatigue, et tomba dans le royaume obscur où s’agitent et se métamorphosent les déchets des journées des hommes. » (p. 293)
Diminutif anglo-saxon, lit-refuge sur lequel on se jette, fatigue qui tue et périphrase pour désigner le rêve : soit quatre clichés que l’on pourrait trouver dans du Musso ou du Levy.
C’est là que Vialatte est fort.
« Fred » parce que le (discret) narrateur, condisciple et ami de Frédéric, peut l’appeler ainsi. « Lit de camp », plutôt que « lit » seul, parce que c’est un détail qui compte pour Frédéric, qui se plaît dans le pseudo-inconfort organisé. (Il y a dans le roman d’autres passages à ce propos.) « Tué » plutôt que « mort de fatigue » parce que la seconde expression suppose une vague cause, comme accidentelle : la première est plus forte de redonner à la fatigue le rôle de l’assassin. Enfin, « le royaume obscur où s’agitent et se métamorphosent les déchets des journées des hommes » parce que le sens de tous les mots de plus de trois lettres compte ici — et s’articule avec le reste du récit —, à commencer par « hommes ». Nous voilà donc à quatre clichés passés au hachoir ; les quatre cent cinquante pages des Fruits du Congo sont à l’avenant.
Musso ou Levy auraient écrit : « Fred se jeta sur son lit, mort de fatigue, et tomba dans les bras de Morphée. »


Comme Battling le ténébreux, du même auteur, les Fruits du Congo racontent quelques mois de la vie d’un groupe d’adolescents de province, entre les deux guerres mondiales ; on va au lycée, on fonde un club, on découvre l’âge adulte du bout des doigts. Outre le narrateur, qui restera finalement bien mystérieux, toute une galerie de personnages, dont Frédéric le meneur mené et la fascinante Dora qui dirige le bal. Il y aura plusieurs morts.
Comme le Grand Meaulnes, dont ils se rapprochent parfois, les Fruits du Congo baignent dans des nappes oniriques. On y discerne du roman d’initiation, du roman de mœurs, du roman psychologique, du roman policier ; le point commun à tous ces genres, c’est « l’homme, “l’homo simplex”, cet incroyable mammifère, cette curiosité scientifique, zoologique, cet exotisme, ce désert, ce fond d’océan, cette sardine en jaquette. » (p. 316) La définition traverse toute l’œuvre de Vialatte, y compris ses chroniques.
Les trois premières parties sont construites comme un roman de Dostoïevski — mise en place patiente et subtile puis accélération progressive. L’épilogue, d’une mélancolie dévastatrice (« Depuis, rien ne va mieux. », p. 392), s’attarde sur M. Panado. On ignore qui est M. Panado. D’ailleurs M. Panado n’existe pas, ou pas davantage que Dino Egger — et tant qu’on est dans le name dropping, le style de Vialatte se rapproche de celui d’un Éric Chevillard. Mais pour qui a aimé les Fruits du Congo, « Panado » évoque tout.

Alcofribas
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le 29 mars 2015

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