Les Liaisons dangereuses, c'est en quelque sorte le portrait d'un siècle, celui des libertins, de l'aristocratie fortunée et immorale, celui des lettres, des boudoirs, des secrets, apparences convenues et cruauté intérieure. Rien pourtant ne prédestinait Choderlos de Laclos à la littérature, puisqu'il est d'abord un militaire et un homme de la Révolution. Mais le voilà qui écrit, un jour, sans doute amusé par son époque, cet incroyable roman épistolaire, d'une précision et d'une force rare.


Et pour cause, il porte à son apogée le genre épistolaire, au travers de correspondances noueuses et complexes, chacune ayant son style. Il y confronte différents personnages, archétypes de leur époque : la jeune ingénue, la prude pieuse, la libertine manipulatrice, le romantique decomplexé et son disciple, jeune prince, sans parler d'autres personnages secondaires qui, de fil en aiguille se mêlent à cette histoire sordide. Chacun y prend pour son grade, de l'aristocrate au religieux, aussi bien hommes et femmes. Le tout semble si crédible qu'on pourrait croire, comme l'affirme Laclos lui-même dans la préface qu'il s'agit de vraies correspondances. Et pourtant, l'auteur pousse la facétie, en faisant des échos entre les lettres et les personnages, comme si les destinées de tous ces êtres étaient liées par le même fil de l'immoralité.


Les personnages ne cessent donc de se croiser, de se séduire, de se débattre, peu-à-peu pris au piège du narrateur. Le flamboyant Vicomte de Valmont joue à séduire, à charmer, à dévergonder sans aucune vergogne mais tout bascule lorsque les sentiments mêlés de larmes prennent le dessus. Le libertin devient amoureux, le libertin se perd dans les méandres de l'amour. Il chutera. La Marquise de Merteuil, femme raffinée à la beauté diabolique, complice de Valmont, perdra tout. Les jeunes gens mêlés aux pièges des deux aristocrates ne s'en remettront pas non plus, faisant preuve d'une naïveté confondante que le style de leur lettre traduit. Car, ce roman tient entièrement par son style, très précis, à la formule limpide et aux sous-entendus lourds. On tombe donc sous le charme de cette plume délicate mais puissante. On rit parfois, on se moque, mais Laclos finit par nous piéger, et ce qui semblait un vaudeville léger devient une tragédie lourde. Cela n'a rien du hasard. A l'aristocratie noble et tragique, qui rappelle les héros antiques, Laclos ajoute cette dimension vulgaire et artificielle qui transforme dès lors le statut de ces comtes et comtesses, crèmes de la crème, en celui de parias coupables et immoraux.


Le roman n'est pas simple à lire, car il utilise une forme qui ne nous est plus familière. Il faut suivre l'enchevêtrement complexe des lettres, leurs liaisons, leurs échos, et savourer la puissance du style, une langue française d'une limpidité rare, virtuosité stylistique, sens de l'emphase, sous-entendus lourds de sens, allusions et rebondissements. On se laisse rapidement happer par la démonstration de Laclos qui signe ici l'oeuvre d'un siècle, celui des Lumières et du libertinage, celui d'une société d'Ancien Régime sclérosée et à bout de souffle.

Tom_Ab
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le 5 sept. 2015

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