J’avais lu et aimé « La prière des oiseaux », deuxième roman du même Chigozie Obioma. De plus, la couverture de son premier roman « Les pêcheurs » me paraissait une invitation à la légèreté, à l’envol, la joie d’une activité toute simple entre frères. On m’en avait parlé, « à lire » disait-on !
Mais aller pêcher était une transgression de l’interdit du père, même si, on le sait, les enfants grandissent souvent à l'occasion de ce dépassement des cadres imposés.

Or, dans ce village tribal du Nigeria, le sorcier Abulu a vu les enfants. Et il se sert de ce pas hors zone pour faire mousser son pouvoir : il jette sur la famille une malédiction. Ikenna, l’aîné, sera tué par un de ses frères. Dans ce récit, comme bien souvent dans la vie, ce possesseur d’une autorité nimbée de la dignité de son titre n’est qu’un fou maléfique, un être abject. Il connaît les rouages de l’âme humaine, il sait comment semer la discorde et les graines du mal et il s’en sert à son seul bénéfice, l’élargissement de sa sphère de pouvoir. Le drame est là. L’enchevêtrement des interdits et des réactions face aux conséquences de la folie maléfique de Abulu va tramer le destin de la famille.
Les frères unis jusque-là vont se méfier les uns des autres. La suspicion va ronger les liens, la fratrie et toute la famille va basculer en enfer. Un véritable drame, avec sa dynamique classique. Ceux qui devaient s’aimer vont se détruire. A vouloir se sauver dans le non-dit, ils vont tout perdre. Chacun sera acteur et constructeur de l’abîme dans lequel ils tomberont. Or, à l’origine, sans conteste, c’est l’infâme Abulu qui a dressé les plans. Quel gâchis!
Ce livre, admirablement écrit par Chigozie Obioma, romancier nigérian, mélange avec subtilité tous les ressorts du drame antique et du conte africain. Le sort jeté, le choc entre les émotions et le devoir, le jusqu’au boutisme des personnages monolithiques, les métaphores animales, les proverbes qui ponctuent la voix éducative, les circonvolutions de l’oralité qui reprennent et développent les aspects du récit et distillent le message.
Avec une telle maîtrise de la langue et des moteurs des grandes tragédies, pour un premier roman, l’auteur se hisse immédiatement parmi les grands de la littérature africaine. Virtuose dans l’observation du monde et de la tribu qui en est la représentation, l’auteur nous montre comment une dramaturgie du Destin peut être insufflée dans le quotidien des gens et leur donner de construire leur propre perte. Dans son second roman, « La prière des oiseaux », l’auteur reprendra cette idée de la destinée mais pour y magnifier, cette fois, la force de ceux qui luttent contre tout déterminisme.
Chigozie Obioma, un auteur à suivre !

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le 17 janv. 2021

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