C’est un roman qui sent la pluie froide, le cuir vieilli et la culpabilité. Les Preuves de mon innocence s’ouvre sur un pays en panne — une Angleterre qui titube sous le poids de ses mensonges et de ses tea times moraux. Jonathan Coe, fidèle à sa manière, ne raconte pas seulement une histoire : il invente une radiographie sentimentale du mensonge collectif. Tout commence avec un manoir, des politiciens en costume mal repassé, des verres de sherry trop pleins. Liz Truss entre au 10 Downing Street, et déjà, la farce politique devient tragédie. Coe filme la décadence avec la précision d’un entomologiste : un mot mal placé, un silence gêné, un sourire trop long — tout devient symptôme. Sous le vernis du polar, Les Preuves de mon innocence cache un malaise plus vaste. On y trouve des morts suspectes, des étudiants jouant aux comploteurs dans un Cambridge rongé par la nostalgie, et surtout, ces jeunes femmes qui fouillent les décombres de la vérité comme on fouille un grenier familial. Mais ce qu’elles cherchent, au fond, n’est pas un coupable : c’est une morale. Jonathan Coe a toujours écrit contre l’époque. Ici, il écrit avec elle, c’est-à-dire contre sa folie. Sa langue, nerveuse, sèche, traverse le roman comme une onde. On sent la colère, la dérision, la tendresse mêlée. Ce n’est pas une satire — c’est une autopsie douce du pouvoir et du déni. Et ce qui frappe, c’est le ton : un réalisme sensoriel, presque animal. On entend le craquement du parquet sous les pas de l’inspectrice, le sifflement du vent sur les vitres du manoir, le bruissement des journaux qui mentent. Cette inspectrice, justement — vieille, gourmande, lucide — est le cœur battant du livre. Elle regarde les puissants mentir avec la même compassion qu’on réserve à un enfant pris la main dans le pot de confiture. Elle sait que le mal n’a plus besoin de monstres : il a des attachés de presse. À mesure que le récit avance, la trame policière s’effrite. Ce n’est plus un whodunit, mais un whydunit : pourquoi le mensonge plaît tant, pourquoi la vérité ennuie, pourquoi tout le monde, au fond, a besoin de se dire innocent. Coe manie cette question avec l’élégance du désespoir : il ne juge pas, il constate. Et soudain, au détour d’une page, la comédie cesse. Le ton se fait grave, presque tendre. On réalise que Coe ne cherche pas à prouver quoi que ce soit — il cherche seulement à comprendre comment un pays, un peuple, un individu en vient à douter de sa propre bonté. Les Preuves de mon innocence est un roman politique, oui, mais avant tout un roman d’âmes fatiguées. Derrière les intrigues, les meurtres et les manigances, on entend le soupir d’un écrivain qui n’y croit plus tout à fait, mais qui continue d’espérer que la littérature puisse, au moins, consigner la chute. Et dans ce soupir-là, il y a toute la beauté du livre. Note : 14 / 20
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