Les racines du ciel, Romain Gary, Folio, Prix Goncourt 1956

Romain Gary est un farceur, nul ne l'ignore depuis l'incroyable imposture littéraire de son avatar Emile Ajar.

Il a fait croire, lors de la sortie du livre, puis dans la préface de sa réédition en 1980, que ces "Racines du ciel" était un roman écologique. "Le premier" précisait-il sans fausse modestie. Sans doute son Morel, le héros de l'intrigue, milite-t-il, dans les années 50, contre la chasse aux éléphants en Afrique Equatoriale, faisant d'abord signer des pétitions aux Français échoués ou languissants à Fort-Lamy (ex-N'Djamena), avant d'entreprendre des actions plus intrépides à l'encontre des chasseurs et autres trafiquants d'ivoire, d'incendier quelques fermes, de condamner l'épouse d'un notable local à une fessée publique et de s'entourer d'une petite troupe d'activistes qui escomptent tirer profit de l'écho retentissant de tels faits armes pour mener un autre combat : celui de l'indépendance.

Il est vrai que le mot écologique, alors assez peu usité, figure à deux ou trois reprises dans le roman, et qu'ici ou là tel passage résonne d'un écho singulier dans notre temps : "Il ne faut pas choisir ce que l'on défend : la nature ou l'humanité, les hommes ou les chiens", " L'espèce humaine était entrée en conflit avec l'espace, la terre, l'air même qu'il faut pour vivre".

Mais on aurait tort de prendre Gary au mot. Ce roman est tout autre chose qu'un manifeste écolo. Il s'agit d'abord une réflexion sur le ressort des hommes, ce qui les pousse à agir - après la Seconde Guerre mondiale et la Shoah, en temps de guerre froide, de totalitarisme stalinien et de bombes atomiques.

Morel est un résistant, un ancien déporté de camp nazi, qui s'est convaincu de la nécessité de laisser une marge d'humanité ou de beauté (morale) à l'espèce. Les racines du ciel, expression tirée de l'Islam, c'est la soif de la liberté irréductible de l'homme d'où le lecteur avisé comprend tout de même, quoique Gary en dise, que la lutte pour la préservation des éléphants est davantage une métaphore sur la dignité de l'homme qu'un combat à la Brigitte Bardot.

D'ailleurs qui est la première à signer la pétition de notre activiste ? Minna, un des grands personnages du roman, jeune femme allemande qui a vécu, en 1945, la "libération" de Berlin en ruines, violée par tous les soldats qui passaient par là mais qui s'amouracha d'un officier russe avant de devenir prostituée et de rejoindre Le Tchad où on lui offre un boulot d'entraîneuse dans l'hôtel colonial de la capitale. Elle suivra aveuglément Morel, dans une complicité d'âmes blessées, et quand on l'interroge sur le pourquoi de cette aventure, elle répond : "Il fallait qu'une Allemande soit là, pour témoigner que l'Allemagne est aussi autre chose". Etre là pour défendre les éléphants ? A d'autres !

Ce roman est, en réalité, bien davantage une réflexion, ample, profonde, tourmentée, un peu "Conradienne", sur la complexité, le flou, l'équivoque des mobiles qui nous poussent à agir. Et elle est d'autant plus forte et réussie, que Gary, qui bannit le narrateur omniscient, noue son intrigue au travers de conversations ou de propos rapportés par des témoins, comme aime à le faire Joseph Conrad. Et que peut savoir un témoin sur les ressorts d'une âme ? ("Les contradictions sont la rançon de toutes les vérités à peu près humaines")

Chacun s'interroge et le combat de Morel, si mystérieux mais si spectaculaire, attire la presse du monde entier, avide de manchettes, au grand désarroi des autorités franaçaises. Pour elles, Morel, qui s'entoure d'Africains, même chasseurs d'éléphants, qui le tiennent pour un héros parce qu'il conteste l'autorité de la France coloniale, est un agitateur à la solde du Caire ou de Moscou ; pour d'autres, c'est un envoyé du Deuxième Bureau qui tente de discréditer le combat pour l'indépendance. Idéaliste pour les uns, radical pour les autres. Qui porte le combat de la civilliation à son plus haut pour certains, qui compromet l'effort colonial pour les autres.

La rumeur, la relation de ses faits d'armes, de son obstination, de sa colère ou de ses abattements, sont portées par une foule de personnages de grande densité qui admirent, suivent, traquent, combattent, ou seulement rencontrent Morel. Il y a là Habib, le Libanais homosexuel, tenancier de l'hôtel-cabaret qui a recruté Minna, et trafiquant d'armes à ses heures, qui rejoint Morel pour échapper à une arrestation ; Waïtari, autre personnage flamboyant, formé en France et ancien député oulè qui a démissionné pour mener la lutte d'indépendance et qui rejoint, un temps, Morel pour bénéficier des retombées de sa notoriété, avant que celle-ci, tout orientée en faveur des éléphants, ne lui paraisse occulter la cause ; Forsythe, ancien major de l'armée américaine pendant la guerre de Corée, proscrit pour avoir, sous la pression de l'ennnemi, accusé son pays d'avoir utilisé des armes bactériologiques en utilisant des mouches infectées par la peste ; Fiels, le reporter photo qu'un accident d'avion en plein désert rapproche de Morel ; Schölscher, un offier méhariste qui ne peut s'empêcher d'admirer Morel qu'il a pourtant charge de traquer ; Youssef, le jeune musulman qui renoncera à liquider Morel comme il en avait l'ordre ; le père Tassin, jésuite et paléontologue, un grand sage, portrait à peine décalé de Theilhard de Chardin et Saint-Denis, un administrateur colonial, humaniste, qui aime passionnément l'Afrique et que l'on dit " bougnoulisé" pour brocarder son respect de l'Islam.

Cette immersion dans l'Afrique Equatoriale Française des années 50 est passionnante. Evidemment, l'humanisme désabusé de Romain Gary qui lui fait préférer les hommes aux systèmes sonne quelquefois un peu étrange. Et l'absence d'indignation dans un livre sur la France coloniale au temps des indépendances étonne.

L'aspiration à l'indépendance est présentée comme une tectonique des plaques, un phénomène géologique irrésistible, sans autre légitimité que son inéluctabilité ; la France coloniale comme une pittoresque machine à recycler les aventuriers blasés ou les blessés de la vie ; l'avenir possible de l'Afrique des indépendances comme déjà compromis par les tragédies de l'Occident ("Ce que je voudrais éviter à une race que j'aime, ce sont les nouvelles Allemagne africaines et les nouveaux Napoléon noirs, les nouveaux Mussolini de l'Islam, les nouveaux Hitler d'un racisme à rebours").

Bref, voici un livre puissant qui porte à la réflexion, très largement au-delà du sort des éléphants, et qui résonne longtemps après avoir été refermé sur les dernières pages.

Même si, pour sûr, Romain Gary n'est ni le Orwell de "Une histoire Birmane" ni le Conrad de "Au coeur des ténèbres". On peut le regretter. Le récit en sort un peu fané, comme les albums où l'on collectionnait, enfant, les timbres africains. Mais le charme opère.

JoëlBoyer
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le 27 août 2022

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Joël Boyer

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