Ce texte m'a laissé sceptique. La forme intéresse mais le contenu donne l'impression d'une supercherie ; de par l'idéalisme, pour ne pas dire l'utopisme de la deuxième partie qui crée un écart avec la réalité quotidienne dénoncée dans la première. Si on a peu de peine à ressentir le réel au travers des horreurs relatées (cellules de dégrisement, SDF broyé dans une benne à ordures etc.), l'envolée lyrique d'un narrateur pluriel en fin de texte, dénote une candeur quelque peu naïve. La façon avec laquelle se lance la révolution dans ce récit peut en effet prêter à rire : spontanéité et non-violence. Je ne conteste pas tant la non-violence dont on connaît les effets bien évidemment avec Gandhi, mais la spontanéité d'un mouvement aussi important qu'une révolution...

Résumons : le narrateur, Jean Deichel, relate ses errances dans Paris en quête (plus ou moins consciemment) des Renards Pâles, qui se manifestent sur les murs par des signes et autres messages contestataires aussi lapidaires qu'anti-sociaux – quoi de plus édifiant que ce slogan :"La société n'existe pas" ? Il se fait, en même temps que le témoin de ces apparitions fantomatiques, le dénonciateur d'une société en déliquescence jusque dans sa culture : "Est-ce que ces oeuvres, cette exposition et le monde de l'art contemporain lui-même faisaient partie de cette déchetterie globale ? Un texte de Zoé nous invitait, d'une manière ambigüe, à confirmer cette réflexion", au point d'y ranger ce texte lui-même ? Toute l'ambigüité est là. Le narrateur continue en évoquant, morts, suicides, ordures et rencontres alcoolisées au fil d'une succession d'épisodes qui mènent jusqu'à la deuxième partie, où "je" devient "nous" et la narration devient incantation, discours polémique et récit à la fois tout en étant rien de cela.

Une fois la lecture terminée, le doute point. On ne se pose pas les questions du genre : le texte a-t-il raison, est-il pertinent ? Ce n'est pas son but. Sont-ce les rêvasseries d'un "bobo" parisien ou bien la vision lucide d'un auteur engagé dans ce combat contre une société cannibale ? Non. On se demande juste à quoi peuvent bien servir les contradictions (d'aucuns argueront que ce sont des paradoxes - mais c'est loin de rendre justice au propos, bien au contraire) qui parsèment le texte : les promenades dans les pas d'un Rousseau, finalement rejeté (alors que le narrateur y voit son "héritage") pour une rêverie commune et nocturne - à la faveur de ce "nous" qui devient un masque pour mieux dissoudre les identités de chacun dans les rues de Paris, illustre bien cet état de fait. Le jeu entre narrateur absent et société inexistante en est un autre car, que peut-on bien vouloir dénoncer quand on se retire d'une société qui, elle-même, n'existe pas ? Nihilisme politique ? Littéraire ? Social ? Tout cela mêlé ensemble peut-être ?

On aurait pu parler de paradoxes dans la plupart des thématiques qui se reflètent, se rejettent et se contre-rejettent (il s'agit aussi de poésie après tout), entre les deux parties de l'ouvrage, sans cette impression que les dits paradoxes ne font rien d'autre que d'amener le texte à une neutralité fantastique. Le doute s'installe, mais avec lui jamais la crainte ou l'espoir d'un bouleversement imminent, simplement la sensation de n'appartenir ni à "je", ni à "nous", ni à "vous" qui ne semblent rien moins que des poupées avec lesquelles joue l'écrivain, poupées vides de sens, de valeur. Après tout, "dans ce monde, tout se vaut : toute chose y est égale à son contraire, autrement dit plus rien n'y a de valeur." (l'auteur souligne). Tout n'est que subversion alors que le narrateur se défend lui-même d'en attirer les amateurs : "Ne croyez pas qu'en prenant la parole nous cherchions [...] à séduire ceux qui auraient une envie de subversion." En bref, tout se neutralise, en retournant ce qui fait la société contre elle-même. Jusqu'à cette flamme qui embrasera peut-être les esprits le temps d'une lecture avant de s'éteindre une fois le livre consumé et refermé. En même temps, que peut-on attendre d'une révolution censée ne laisser aucune trace ?

Il reste que derrière ce texte en apparence limpide, se cachent les subtilités d'un malin renard qui fabule trop bien pour que moi-même, lecteur lambda, je parvienne à accéder à ce paganisme révolutionnaire et tombe sous le charme de ce livre, par trop ponctué d'évidences (les pauvres ont raison, les riches ont tort) sans que je ne manifeste un certain scepticisme. Toutefois le curieux animal, aura au moins fait ce qu'on attend de tout texte littéraire : nous questionner. Rien que pour cela, il mérite qu'on s'y attarde.
Rodelsir
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le 10 oct. 2013

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