Les serpents
7.5
Les serpents

livre de Marie Ndiaye (2004)

En octobre, Jacques Vincey met en scène Les Serpents de Marie NDiaye dont on ne ressort pas indemne. Un spectacle sensoriel total, à vivre au CDNT.


Une représentation théâtrale, le lundi 5 octobre ou une journée de plus à fuir la paranoïa ambiante en allant au théâtre. Fuir la morosité automnale pour la chaleur caniculaire et oppressante d'un 14 juillet. Madame Diss vient pour un unique et déterminé objectif : réclamer de l'argent à son fils. Nancy, l'ex-épouse, mère du défunt Jacky. Elles cheminent jusqu'à cette maison, entourée de champs de maïs frémissants. Dans cette maison, France l'actuelle femme de cet homme, ne veut que sauver ses enfants. Planant au-dessus de leur mémoire, l’ombre du fils mort, Jacky. Ce plateau, exclusivement féminin, donne à entendre un texte résolument littéraire. Hélène Alexandridis campe une Mme Diss froide et délicieusement arrogante quand Bénédicte Cerutti fait ressortir tout le désespoir de Nancy. Complétant cette triade, Tiphaine Raffier habite une France qui, dès la première scène, a l'air plus qu'elle n'est, comme dépossédée d'elle-même. Ces personnages, ce sont ceux écrits par Marie NDiaye. D’ordinaire romancière, l’artiste resserre l’étau autour des êtres, au fil des dialogues dans Les Serpents, parue en 2004 aux Éditions de Minuit. La place de la femme s’affirme dans son écriture au fur et à mesure des œuvres. Désormais goncourisée pour Trois Femmes Puissantes, c'est avec ce même regard qu'elle abordait l’écriture de cette pièce. Jacques Vincey, actuel directeur artistique du CDNT, coutumier de la démarche, fait jouer à ce trio féminin la partition cynique, crue et cruelle de la pièce. La rencontre des deux artistes semble naturelle tant le metteur en scène explore les thématiques chères à l'auteure. Avec Yvonne, princesse de Bourgogne montée en 2014, la thématique du langage et de son absence était développée ainsi que la place de la figure féminine, personnage central éponyme. De la même manière, dans La Réunification des deux Corées, les multiples points de vue humains se côtoient sur scène dans un espace aux possibilités multiples. L’Île des esclaves, mis  en scène l’an dernier, développe l’idée de la condition humaine et des changements de costumes que l’on retrouve  ici.

Le texte résonne, universel et intemporel. Les métaphoriques reptiles à sang froid sont partout. Durant 1h45 se développent des projections symboliques qui représentent sans dévoiler. Le rôle de la lumière et du son est prépondérant, il s’agit de convoquer le spectateur qui se crée des images mentales de ses propres peurs qui, étant profondément ancrées, ne le quitterons pas à la fin du spectacle. Le petit Jacky se retrouve associé aux sifflements des serpents qui se fondent avec le bruit du vent dans les champs de maïs qui se mêlent au public. Nancy elle-même porte son deuil de la tête aux pieds, étouffée dans ses chaussures aux motifs d’écailles de serpents. Le jeu des comédiennes met en exergue les mots comme les maux des personnages. Modulations de voix et déplacements scéniques mettent en évidence le système stylistique de l’auteure, de la cruauté. Les ruptures sont légions, les cris viennent briser l’apparent silence. Cette esthétique du contraste se déploie par le comportement des personnages. Leur ambivalence leur permet d’être proie et prédateur. L’attitude de Mme Diss, cynique et sarcastique est accentuée par sa silhouette stoïque en décalage avec une France enfantine qui ne contrôle pas ses émotions. Ainsi, les costumes sont vecteurs de sens, le changement, à vue, d’habits entre France et Nancy s’effectue comme une mue, symbole explicite du cycle. Les personnages sont enfermés et leur tentative de fuir se solde par un nouvel enfermement. Les contrastes s’incarnent dans les corps comme dans les regards des actrices qui se fuient et se cherchent à la fois.
Les Serpents, mis en scène par Jacques Vincey, distille peu à peu le venin de la détresse, de la peur et de la mort. Ce venin, la pièce l'inocule dans chacun des personnages, dans l'espace et dans les spectateurs, tout à la fois témoins de l'action et coupables d'inaction. Les mots de Marie NDiaye révèlent progressivement, sans en avoir l'air, ces femmes, ces vies et ces destins qui se rejoignent. Sur la scène du CDNT, les serpents sont autant de tentateurs envoyés par cette figure inaccessible, omnipotente. Ce fils qui, bien qu'absent en tant que personne physique, impose une présence de tous les instants en tant qu'entité. Ici, par le dispositif scénique s'opère une réverbération telle que la voix de l'homme semble déifique. Les femmes sont impuissantes face à la volonté divine de celui qu'elles appellent père ou fils, cette omnisciente trinité, crainte, au centre de l'attention des personnages. Et Jacques Vincey d'actualiser cette potentialité du texte, cette envie de découvrir qui est cet homme , découvrir ce qui est derrière ce mur. S’il y a quelque chose ou quelqu’un derrière ce mur. Les spectateurs sont dans ces champs d’où Nancy observe la maison et sont dans cette position, hagards et attentifs. La cage aux serpents qui traduit matériellement la mort de Jacky se trouve dans le hors champs scénique. Les hantises qui torturent les personnages ont un effet non négligeable sur le public qui souhaite découvrir, avec une curiosité morbide, un besoin sordide, ce qui n’est pas visible. Lorsque ce mur, menaçant, se rapproche jusqu’à l’avant scène, les trois femmes comme les spectateurs sont enfermés dans la cage. Les lumières signées Marie-Christine Soma permettent une inversion progressive des ombres, nous tombons symboliquement à l’intérieur de la maison que les personnages fuient paradoxalement en voulant y entrer. Nous sommes dans la cage, enfermés en nous-même tels ces personnages qui se construisent comme des ombres d’eux-même. Mme Diss et France finiront par décrépir physiquement, perdant les couleurs de leurs habits. Le décor rectiligne que forment les enceintes dessine autant d’ironiques portes de sorties qui jamais ne s’ouvriront.

Le théâtre en temps d’épidémie mondiale s’avère le terreau fertile à l’expression de nos peurs les plus profondément enfouies, constamment réactualisées par une actualité anxiogène. La peur est partout, puissante, trônant dans les corps et les esprits. Ce mur représente tout à la fois l’intériorité des personnages qui leur rappelle la fatalité de leur condition et la peur psychologique qui s’incarne physiquement par la maison. Je me suis surpris à penser que tout cela n’existe pas, que les trois facettes de la condition féminine sont celles d’une même personnalité, que ce fils n’est que pure invention mentale. L’entièreté de l’espace théâtral, public compris, représenterait un esprit. La mise en scène opère un crescendo insidieux, tout en subtilité, pour les personnages comme pour le public. Ce mur d'enceintes domine et opprime l’espace, avançant tout au long de la représentation. Le temps même s’y dilate, à la chaleur étouffante du zénith suit la blancheur irréelle de la nuit. L’environnement corporel du spectateur est constamment soumis à évolution, la salle comme la scène se refroidissent lorsque les lumières s’éteignent, l’éclairage est si prégnant que le froid envahit les corps des spectateurs. Dans ce monde de l’instantané, de l’utile, de l’économique, la scène représente plus que tout un contre-pouvoir. Celui de l’imaginaire, du champ des possibles qui se déploie au grès des spectacles. Donnons aujourd’hui un sens à cette démarche, aller au théâtre permet de préserver cet espace privilégié.
Jekutoo
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le 11 nov. 2020

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