Lui avait-on donné d’autres armes pour affronter la vie ?

Dès le titre, le ton est donné : c’est sûr, l’histoire ne risque pas de se terminer par un happy end. C’est que Les Suicidés n’est pas un polar qu’on lit pour le suspense mais un de ces romans durs dans lesquels Georges Simenon entend peindre l’homme nu, autrement dit dévoiler la nature intime de gens ordinaires qu’un événement déterminant va précipiter dans l’abîme. Une dérive dont la particularité est qu’elle nous est narrée en suivant le point de vue des deux principaux protagonistes. Lui, c’est Emile Bachelin, jeune homme malingre de 22 ans, fils d’une vendeuse de journaux à la criée, un écorché aussi orgueilleux que complexé. Elle : Juliette Grandvalet, une gosse de 17 ans timide et effacée, confinée par des parents étouffants dans une terne existence que rythment des leçons de piano, posant sur chaque être et chaque chose un regard candide et indéchiffrable. Ce qui unit ces deux êtres aussi peu doués pour le bonheur que les héros des grandes tragédies, c’est cette fracture intime qui leur fera perdre tous leurs repères pour les faire dériver vers une voie sans issue. Et comme face à toute tragédie qui se respecte, le lecteur pressent dès l’amorce du récit sa fin inéluctable : Emile l’annonce à de multiples reprises, proférant la menace d’en finir, de "faire un malheur" s’il n’obtient pas ce qu’il souhaite, en l’occurrence pouvoir courtiser sa Juliette. Mais le père de cette dernière, M. Grandvalet ( un nom évocateur, soit dit en passant pour ce petit bourgeois ! ) caissier au Crédit Lyonnais ne veut à aucun prix de ce piètre Roméo, de milieu trop modeste. Par dépit et par colère, le jeune homme met le feu à la maison de sa dulcinée (heureusement, il n’est guère plus adroit en tant que pyromane que pour tout le reste !) puis s’enfuit à Paris, où il vit minablement de vols et d’expédients. Revenu à Nevers quelques mois plus tard, il revoit la jeune fille qui se laisse passivement enlever et repart avec elle pour Paris.


Las, Emile est aussi puéril qu’impulsif : il n’a ni emploi ni argent et balade Juliette d’hôtels sordides en meublés crasseux. Blessé dans son orgueil, ne pouvant supporter le regard de la jeune fille qu’il soupçonne de regretter le confort douillet de l’appartement familial, il mord comme un chien hargneux. Juliette parle peu, mais chacune de ses réflexions pourtant anodines blesse Bachelin qui sent à quel point il n’est pas à la hauteur de de la situation. C’est cela qui est navrant, d’ailleurs : les deux personnages sont pleins de bonne volonté mais celle-ci ne leur suffit pas pour être heureux et ils découvrent trop tard qu’au fond, ils sont enchaînés l'un à l'autre alors qu'ils ne sont même pas sûrs de s'aimer.


Trop tard, vraiment? Comme le déclare leur ancienne logeuse à M. Grandvalet, monté à Paris pour chercher sa fille, cette fugue n’est tout de même pas un drame épouvantable : dame, les années 30, ce n’est plus le XIXe siècle ! La situation, pour embêtante qu’elle soit devrait finir par pouvoir s‘arranger. Mais voilà, nos deux tourtereaux ne vivent pas dans le monde réel, ils sont prisonniers de la folie d’Emile conjuguée à la passivité de Juliette. Ils n’imaginent aucun retour en arrière dans leur fuite éperdue qui les a notamment conduits à commettre quelques malversations. Dès lors, le pire leur paraît inévitable. Reste à savoir si Emile, ce parfait loser, sera capable d’accomplir proprement l’irréparable.


En définitive, l’histoire à la fois banale et navrante de deux jeunes paumés, narrée de main de maître par un écrivain qui excelle dans l’art de conter avec sobriété et une précision toute chirurgicale les états d’âme de personnages ordinaires qu’un accident de la vie fait basculer de l’autre côté de la respectabilité et qui au fond n’ont en commun que leur descente aux enfers. Un roman qui montre que le sentiment du tragique peut s’appliquer aussi aux petites gens nés sous une mauvaise étoile, emprisonnés dans leurs déterminismes ou leur folie. Un aveuglement qui ne pouvait que mener les protagonistes à leur perte et cela, Simenon, fidèle à sa devise comprendre et ne pas juger le dépeint avec une rare justesse.

No_Hell
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le 15 mars 2018

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No_Hell

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