Dans sa Lettre sur l'humanisme adressée à Jean Beaufret en 1946, Heidegger expose pour la première les principaux éléments du « Tournant » de sa pensée. Ce tournant a lieu, en fait, souterrainement depuis 1934-1936 lorsque, choqué par la barbarie du nazisme, Heidegger se lance dans une grande étude sur Nietzsche, aboutissant à une critique radicale de la métaphysique et de l'avènement de la Technique dans le cadre d'une « histoire de l'Être ».


(sur Heidegger et le nazisme, thème qui a pu faire dire beaucoup d'âneries, je renvoie simplement à la page Wikipédia dédiée : https://fr.wikipedia.org/wiki/Heidegger_et_le_nazisme )


À l'origine de la lettre, il y a cette question posée par Jean Beaufret : « Comment redonner un sens au mot "humanisme" ? »


Heidegger saisit l'occasion pour répondre à la célèbre conférence de Jean-Paul Sartre, L'existentialisme est un humanisme, prononcée en 1946, où celui-ci prétend s'appuyer la pensée d'Être et Temps pour affirmer un « renversement » de la pensée contre lequel Heidegger s'oppose vigoureusement, pressentant les dérives d'un post-modernisme à venir, dernier avatar de la métaphysique ayant subjugué le monde et l'être humain.


Sartre soutient en effet que l'existence précède l'essence, renversant la logique établie par Platon et Aristote selon laquelle c'est, au contraire, l'essence qui précède l'existence.


Tâchons d'éclaircir les enjeux de la discussion.


L'essence, c'est une « forme » métaphysique déterminant ce que chaque chose est, ou peut être ; l'existence, c'est, chez Platon et Aristote, la manifestation concrète de cette essence, incarnée dans le réel chez un individu précis. Si l'homme est essentiellement pourvu de la vue, il n'empêche pas qu'un individu existant puisse être né aveugle. Or, on a pensé après la guerre que l'origine fondamentale du nazisme provenait de cet essentialisme (ainsi, une race est essentiellement supérieure à une autre). C'est la raison pour laquelle Sartre renverse la proposition, avançant donc que l'homme, à la naissance, est un être vierge ouvert à des possibilités infinies d'existence, construisant son essence, qui lui est donc propre, de façon individuelle et autonome, au cours de sa vie. De là, donc, la croyance selon laquelle tout n'est que constructions sociales, qu'il n'existe aucun autre déterminisme possible...


Pas plus qu'il ne soutient l'essentialisme classique, notamment le « biologisme » aux origines des théories raciales des nazis, Heidegger ne soutient pas l'existentialisme de Sartre, né d'une mauvaise interprétation d'un passage d'Être et Temps. Heidegger, en fait, constate que son livre a été dans l'ensemble mal compris et mal interprété. Cette lettre est donc l'occasion pour lui d'éclaircir un certain nombre d'aspects de sa pensée, tout en présentant l'infléchissement qu'elle est en train de suivre. Loin d'éclaircir quoi que ce soit, cependant, à la publication de la lettre, Heidegger est surtout apparu plus opaque que jamais, puisque la plupart des thèmes qui y sont abordés étaient incompréhensibles sans la publication des ouvrages ultérieurs.


Impossible, donc, de ne pas donner quelques éléments extérieurs au contenu de la lettre elle-même pour expliciter la pensée qui s'y développe.


Le fond du sujet, c'est l' « histoire de l'Être. » Pour Heidegger, en effet, des présocratiques à Sartre, la question cruciale posée par la philosophie est celle de savoir pourquoi les choses sont ce qu'elles sont. Cette question, c'est la question de l'Être. Elle s'articule autour de trois notions fondamentales :



  • L'étant, qui désigne chaque chose qui est. L'ordinateur avec lequel j'écris est un étant, tout comme le cygne dans la rivière pas très loin, où le châtaigner au bord de la route, ou même le pêcheur qui est en train de rentrer chez lui.

  • L'être, qui désigne le pourquoi un étant particulier est. L'ordinateur a son être propre, tout comme le cygne, le châtaigner ou l'être humain.

  • Enfin, l'Être, qui correspond au principe général qui explique pourquoi ce qui est est, pourquoi les choses sont plutôt qu'elles ne sont pas.


Pour Heidegger, l'Être est en quelque sorte ce qui est entre les étants ; l'Être est ce pourquoi les choses ont jailli, et ce pourquoi elles jaillissent encore continuellement, en changeant perpétuellement, lentement. L'Être n'est, cependant, « ni Dieu, ni un principe du monde. » Cette définition qui, bien que minimale, devrait suffire pour notre propos ici.


Heidegger estime que la question de l'Être a été celle qui a préoccupé le plus les penseurs présocratiques. Or, la réponse apportée par l'idéalisme de Platon et l'essentialisme d'Aristote, qui ont fait naître la métaphysique, a selon lui entraîné l'histoire de la pensée occidentale sur la voie de l' « oubli de l'Être » ; elle a écarté l'homme de la « vérité de l'Être. »


Le fond du problème, c'est le problème des valeurs.


Pour Platon, en effet, le monde terrestre, les choses telles qu'elles sont, ne sont que le reflet d'un monde des idées parfaitement bon. L'essence des choses est déterminé par l'agathon, le bien en soi, qui règne sur le monde des idées. « Il en résulte que la vérité de l'Être, la vérité tout court, ne vaut plus par elle-même — comme c'était encore le cas chez les présocratiques, pour qui la vérité, se suffisant à elle-même, n'avait nul besoin d'être garantie de plus haut qu'elle —, mais seulement en tant qu'elle incarne ou exprime l'agathon dont elle dépend. [...] L'histoire philosophique de la notion de valeur, ce sera l'histoire de la mise en condition de la vérité. » (Alain de Benoist, Ce que penser veut dire, p. 112) En somme, si ce qui est vrai est bien, alors la vérité ne dépend que de ce que l'on va percevoir subjectivement comme étant le Bien.


L'histoire de la métaphysique prend un tournant radical et déterminant beaucoup plus tard, avec Descartes.


Pour Descartes, en effet, l'exercice philosophique consiste en « la détermination de la "juste valeur" des biens qui ne dépend que de nous, et ce à partir d'un unique foyer de détermination : l'ego cogitans. » (ibid.) Émerge donc ce que Heidegger appelle la métaphysique de la subjectivité. Le moi devient un sujet, un sujet qui est le seul et unique siège possible de la connaissance. « l'homme [devient] par excellence le fondement sous-jacent à toute re-présentation de l'étant et de sa vérité [...] Ce qui veut dire : tout étant extra-humain devient objet pour ce sujet. » (Heidegger) La conséquence de ce raisonnement est le bien connu doute cartésien : puisque seul l'individu peut connaître les choses, alors il ne peut-être certain de l'existence d'autre chose que de lui-même. Mais cette mise en doute de la réalité telle qu'elle se présente à nous par le biais des perceptions permet en fait de ne réduire la vérité qu'à une question de volonté. En effet, le doute permet précisément de rejeter n'importe quelle réalité perçue si celle-ci ne correspond pas à ce que l'on veut que soit la vérité. Dans le même temps, Descartes redéfinit la vérité non plus comme étant le « dévoilement » (aletheia) antique, mais comme certum, comme certitude. Conséquence de ces deux prémisses : la vérité s'institue « en tant que la sécurité de l'existence dans son évaluable machinabilité. » (Heidegger) Pour le dire autrement : par sa mise en condition subjective, la vérité devient le siège de la négation du réel tel qu'il est perçu. Discipline dont nous sommes passés maître entre temps.


Bien malgré lui, Nietzsche (penseur qui a eu une influence considérable sur Heidegger) a contribué à radicaliser plus encore ce processus. Si Nietzsche a admirablement bien dénoncé les supercheries de la métaphysique, il n'est pas sorti tout à fait de la métaphysique elle-même. Il est, au contraire, selon Heidegger, « le dernier des métaphysiciens. » Nietzsche, en effet, a très justement accusé Platon (et ses innombrables successeurs) d'avoir mis la vérité sous la garantie d'un certain nombre de valeurs. Mais plutôt que de critiquer les valeurs en tant que telles, Nietzsche en a conclu qu'il fallait trouver de nouvelles valeurs, des valeurs à-même de s'accorder avec le développement fécond de la vie (donc, avec la vérité). Mais tout en admettant que les valeurs étaient, in fine, purement subjectives ! En conséquence, avec Nietzsche, la vérité était non plus simplement mise en condition par des valeurs, mais en fait soustraite aux valeurs elles-mêmes, définies subjectivement en fonction de la seule volonté individuelle.


(je simplifie un peu le raisonnement ; je développerai éventuellement dans une autre critique...)


Et viennent par la suite Sartre (et puis Foucault, et le structuralisme plus tard, encore plus radicaux) pour lequel il ne fait plus aucun doute que l'être de l'homme (la vérité sur l'homme) ne se construit plus qu'à partir du sujet lui-même ; le sujet devient sa propre vérité, auto-construite d'elle-même de la simple volonté subjective de l'individu. C'est un nouvel humanisme... parce que cette théorie devra nous protéger à tout jamais du retour du nazisme et de la barbarie.


Or, plus globalement, c'est par cette logique métaphysique de la pensée que, pour Heidegger, la Technique a subjugué le monde, imposant un arraisonnement du monde, une réification, une marchandisation des choses (Heidegger est, en cela, profondément influencé par Marx, tout en étant probablement le plus grand penseur — et de très loin — de l' « écologisme » jusqu'à présent).


Selon cette logique, en effet, la pensée est définie comme émanant d'un sujet afin d'agir sur un objet. Pour Heidegger, la pensée, chez l'homme, est revendiquée par l'Être. Ce qui veut dire : l'homme est d'abord l'objet de l'Être qui est le sujet de la pensée, avant que l'homme ne puisse devenir, dans un second temps, le sujet de la pensée émanant de l'Être.


Tout ceci n'est peut-être pas clair. Tâchons d'expliciter.


Revenons sur la formule de Sartre, « l'existence précède l'essence. »


On a vu que pour la métaphysique, depuis Platon, l'existence est la manifestation transcendante, dans le réel, de l'essence. L'étant est donc transcendé par un être particulier — on a déjà oublié, à ce stade de la pensée occidentale, l'Être. Avec Descartes, le sujet devient le siège de la définition de l'étant : chaque individu devient donc potentiellement l'être pour n'importe quel étant. Avec Sartre, le sujet construit sa propre essence : chaque individu devient donc à la fois étant... et l'être de cet étant ! Après avoir oublié l'Être, l'histoire occidentale a progressivement confondu, suivant un développement logique conséquence de cet oubli, l'étant et l'être.


Heidegger reformule les choses autrement. Contraint par un vocabulaire métaphysique dont il ne parvient pas à se détacher totalement, mais dont les connotations ultérieures trahissent déjà une métaphysique qu'il veut combattre (un problème similaire s'était posé à Nietzsche), Heidegger essaye de reformuler les concepts, ou d'en inventer de nouveaux.


Pour lui, l'essence de l'homme, c'est l' « ek-sistence. » L'insistance sur ek permet d'insister sur l'idée d'ouverture que contient le mot *ex*istence. De ce fait, l'homme n'est plus déterminé par une existence manifestant une essence transcendante ; l'homme est un ek-sistant ouvert sur l'immanence de l'Être. Trivialement, l'Être étant le jaillissement des choses telles qu'elles sont, puisque l'homme est une chose telle qu'elle est, alors l'essence de l'homme découle elle-même du jaillissement de l'Être.


En conséquence, l'essence n'est plus la forme fixe volant dans le ciel métaphysique qu'elle est chez Platon ou chez Aristote, pas plus qu'elle n'est le « biologisme » tout aussi fixiste du XIXe siècle. « L'essence [est] la relation de l'homme à l'Être. » Cette relation de l'homme à l'Être, Heidegger l'a étudiée dans Être et Temps sous le nom de Dasein (littéralement « être-là », ou plutôt « être-le-là » dans une traduction que Heidegger juge plus juste).


Pour rester au plus important, le Dasein, c'est-à-dire l'être de l'homme, se caractérise en tant que :



  • D'une part, l'homme est en relation au monde, de telle façon qu'il appartient au monde, qu'il est composante du monde, et que le monde est une composante de l'homme. (trivialement, l'homme, en tant qu'étant, se forge en relation avec l'environnement dans lequel il vit — cette remarque n'étant qu'une conséquence réductrice parmi toutes celles qu'implique ce fait)

  • D'autre part, l'homme est en relation avec la société dans laquelle il vit, de telle façon qu'il appartient à cette société, qu'il est composante de cette société et que cette société est une composante de l'homme. (ma formule réduit et simplifie très probablement ce que signifie cet aspect du Dasein)


Il faut bien insister sur l'approche relationnelle de Heidegger dans la définition des choses. Rappelons que l'Être, c'est ce qu'il y a entre les étants.


Tous ceux, donc, qui ont voulu faire de Heidegger un essentialiste fixiste, qui attribue une essence, à tout hasard, aux juifs, sont des ânes, des ignares et des manipulateurs qui ne valent pas mieux que ceux qui ont voulu faire de Nietzsche un penseur antisémite pour légitimer leurs idées odieuses.


En fait, dans cette définition relationnelle de l'Être, on peut voir la pensée de Heidegger comme une longue méditation sur le célèbre aphorisme d'Héraclite :


« On n'entre jamais deux fois dans le même fleuve. »


C'est ,d'ailleurs, précisément à partir de ce qu'Aristote n'a pas compris le sens de cet aphorisme qu'il a bâti son propre essentialisme. L'aphorisme éclaire un problème (un mystère) qui avait paru insoluble à Aristote : les choses changent tout le temps, et pourtant, elles restent la même chose. Les rives d'un fleuve sont perpétuellement en train de changer, mais le mot « Rhône », pourtant, désigne bien la même chose que ce qu'il désignait dans l'Antiquité.


Les choses ne sont pas déterminées par rapport à une essence fixe, mais par rapport à leur relation avec le reste du monde (ou, plus généralement, avec l'Être). Heidegger condamne la science mécanique pour prôner une forme de lecture organiciste du monde.


Subtilement, il ouvre une troisième voie, contestant aussi bien le fixisme naïf que l'absurde existentialisme sartrien qui, par suite, donna la logique post-moderne sans queue ni tête vouée au triste succès que nous lui connaissons aujourd'hui.


Le constat de cette « troisième voie » appelle des conséquences d'une importance considérable.


« Comment redonner un sens au mot "Humanisme" ? »


Le problème des humanismes jusqu'alors, c'est qu'étant fondés sur une pensée métaphysique qui ignorait l'essence véritable de l'homme, ils reposaient sur une définition erronée de l'homme.


Le problème de la modernité, de la Technique, c'est qu'en ignorant l'Être comme structurant fondamental de la conscience humaine, elle a bâti un monde contre l'homme.


Que peut-on dire de plus simple, de plus intuitif, que cette phrase inspirée par le bon sens le plus élémentaire, face aux mondes dystopiques conçus par les utopies modernes, à savoir que « c'est inhumain » ? Précisément, pour Heidegger, et contre Sartre et les brebis bêlantes qui lui ont succédé, connaître l'essence de l'homme, c'est empêcher l'avènement d'un monde inhumain.


L'essence de l'homme, c'est l'ek-sistence, c'est-à-dire l'ouverture de l'homme à l'Être. L'Être se manifeste à l'homme par le langage qui, par suite, permet la pensée. Le langage est revendiqué par l'Être en ce qu'il est une manifestation intuitive et relationnelle de l'homme à l'Être ; dans le mot fabriqué par quelque processus mystérieux, il y a quelque chose sur l'être de ce qu'il désigne, mais aussi sur l'Être lui-même. L'Être est comme les dieux qui insufflent aux héros de L'Iliade les émotions qu'ils ressentent, les mots qui leur viennent à l'esprit, le geste ou l'intuition qu'ils ont, parce qu'Appollon aura voulu protéger son champion du javelot qui s'apprêtait à le traverser de part en part.


Heidegger s'empare de l'embarras de Nietzsche qui, incapable de trouver un fondement objectif à la morale, se contente de conclure (avec une sagesse plus profonde qu'on l'a peut-être vu) que même sans morale absolue et absolument objective, les intuitions des hommes ne donnent jamais lieu au Mal absolu, au Mal en soi.


L'homme est un être d'abord passif avant d'être actif. Il n'est pas le produit de ce qu'il est : ce qui est s'impose à lui, et il ne devient par la suite qu'en vertu de ce qui s'est déjà imposé à lui. Il doit s'accepter lui-même pour devenir une personne ; il doit accepter le monde tel qu'il est pour se construire dans le monde. Il est un être-jeté par l'Être et dans l'Être, c'est-à-dire, plongé dans un monde inconnu qui l'a précédé, qui lui succèdera, dont il ne connaît rien et dont il se sent même étranger, mais dont il fait pourtant essentiellement partie.


Dans ce qui s'impose à l'homme, ce qui est revendiqué chez l'homme par l'Être, le langage est ce qui le différencie des autres animaux (pour Heidegger, en tout cas, qui avait une vision assez réductrice des animaux). Par là-même, l'homme n'est pas l'animal rationnel des humanistes (ce qui ne veut pas dire que la raison ne fait pas partie de son être) ; son essence spécifique réside bien au-delà : dans sa relation particulière à l'Être.


Le langage est, pour l'homme, la Maison de l'Être. En tant qu'il est doué de langage, l'homme est garant de la vérité de l'Être. « L'homme n'est pas le maître des étants. Il est le berger de l'Être. » Lourde responsabilité qui s'impose à lui : il ne tient qu'à l'homme de rester dans la maison de l'Être, dans sa patrie, sans quoi il perdrait sa propre humanité. Sa patrie, ce n'est pas la patrie en un sens patriotique ou nationaliste, c'est la patrie que se forge l'homme dans sa relation à l'Être. Cette relation à l'Être dépend de la capacité d'un individu à se laisser subjuguer par lui, c'est-à-dire, trivialement, par les intuitions, les pensées, les mots, les émotions qui lui viennent à lui, qui naissent en lui sans que sa volonté en soit la cause. La relation à l'Être est ce qui permet à l'homme de devenir une personne à part entière, de devenir une singularité authentiquement existante dans l'existence inauthentique dominée par le « on ».


Le « on », c'est le consensus établi dans une société, c'est l'objectivité (subjective) que façonne un groupe humain et qui sert de ciment à une société. C'est, également, la caractéristique dominante de la vie quotidienne, régie par la nonchalance des habitudes, des réflexes sociaux, des gestes mécaniques du travail. La vie inauthentique du « on » ne vaut pas moins que la vie authentique du « nous » parce qu'elle est la condition sans laquelle cette dernière ne pourrait avoir lieu. L'existence authentique se manifeste lorsque l'individualité d'une personne se manifeste singulièrement dans un geste subit qui a toujours lieu à travers soi mais pour les autres ; lorsqu'un soldat se sacrifie pour ses camarades, lorsqu'un compositeur écrit une pièce de musique, lorsqu'un village se soulève contre l'envahisseur...


Or, la Technique, par un processus d'arraisonnement et de réification (ou de marchandisation) du monde, menace d'engloutir tout à fait le « nous » dans le « on. » La vérité de l'Être étant oubliée pour un certum établi subjectivement par un sujet s’accaparant les autres étants qui deviennent ses objets, l'individu perd prise avec sa relation intuitive et personnelle à l'Être ; pire encore, le monde s'établit selon une certitude qui ne puise plus ses racines dans la vérité de l'Être. C'est-à-dire : le monde s'établit contre la réalité des choses telles qu'elles sont perçues, vécues et ressenties, voire telles qu'elles sont tout court.


Le langage perd sa relation avec l'Être. Il ne devient qu'un instrument savant et technique de l'arraisonnement du monde. Les individus ne parlent plus comme des personnes inspirées par ce qui leur vient du cœur et des intestins, il ne font que répéter ce qui est établi par le « on », par l'objectivation arraisonnée du monde. Ainsi le culte des masses du XXe siècle, et puis l'atomisation conformiste de la société de consommation; ainsi l'aliénation de l'homme par la Technique.


La maison de l'Être a perdu ses gardiens, c'est-à-dire, les penseurs et, surtout, les poètes, seuls capables d'exprimer la vérité de l'Être dans la simplicité subtile du langage. « L’absence de patrie devient un destin mondial. »


Contrairement à ce qu'on a pu dire à ce sujet, Heidegger ne prône pas une gnose élitiste. Au contraire, il pense que la pensée de l'Être est la pensée la plus simple qui soit, si simple qu'il ne parvient pas à la décrire simplement, ou à la décrire tout court. La pensée de l'Être est ce qui s'impose intuitivement à nous, dans notre relation ek-sistentielle avec le monde, avec l'Être.


Retrouver cette pensée de l'Être, c'est redécouvrir notre humanité véritable. C'est donc la possibilité de bâtir un humanisme réellement humain, un humanisme à la humble mesure de l'humble créature qu'est l'homme.


Plus que jamais, Heidegger est le penseur de notre temps. Le penseur du mal-être qui ronge la race humaine, ce mal-être qui menace de détruire le monde de l'homme, et donc l'homme lui-même dans son humanité, son humanitas d'homo humanus.



La pensée à venir ne sera plus philosophie, parce qu’elle pensera plus originellement que la métaphysique, mot qui désigne la même chose. La pensée à venir ne pourra pas non plus, comme Hegel le réclamait, abandonner le nom d’ « amour de la sagesse » et devenir sagesse elle-même sous la forme du savoir absolu. La pensée redescendra dans la pauvreté de son essence provisoire. Elle rassemblera le langage en vue du dire simple. Ainsi le langage sera le langage de l’Être, comme les nuages sont les nuages du ciel. La pensée, de son dire, tracera dans le langage des sillons sans apparence, des sillons de moins d’apparence encore que ceux que le paysan creuse d’un pas lent à travers la campagne.


Antrustion
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le 5 déc. 2019

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