En parcourant les différents écrits voulant réfléchir sur la technologie, on ne peut passer à côté de ce petit bouquin de Oswald Spengler. Un texte rangé dans un courant romantique, réactionnaire mais aussi pessimiste avec ce que ça peut connoter d'inutile voire d'incapacitant. Peu séduit par ce vitalisme irrationaliste (auquel, influencé par la mode de l'époque, Spengler à certes sacrifié), je préférai faire de ce texte une lecture moins passionnée, davantage dans l'esprit - pourquoi pas ? - d'une certaine philosophie analytique. Du moins jugeai-je que les tenants de cette école pourraient lire cette œuvre avec profit. Comme un essai, bien sûr : ce n'est pas non plus une thèse universitaire.


Spengler choisit avec bonheur de tenir la technique pour réalité universelle, attribut sinon du cosmos, au moins de la vie elle-même. De la vie animale tout au moins. En (très) résumé, la technique animale est souvent fort élaborée, telle celle des insectes sociaux, mais se caractérise comme instinctive, irréfléchie. Les bases d'une révolution sont ensuite posées avec la distinction herbivores/carnivores : le sens olfactif l'emporte chez les premiers, dont les yeux sont placés de part et d'autre de la tête, les prédisposant surtout à la fuite, contrairement aux carnivores, dont les yeux plus utiles à l'avant du crâne permettent davantage l'appréhension d'une perspective, et par suite l'avènement d'une capacité prédictive. Enfin l'apparition de la main avec pouce opposable fournit à l'homme, sommet de la hiérarchie animale, la capacité de mettre en œuvre ses projets, et la technique, d'instinctive, devient individuelle.
L'étincelle prométhéenne primordiale, disons, est en effet chez l'homme essentiellement individuelle, supplantant l'instinct naturel et collectif. Ses capacités d'anticipation le rendant conscient de sa mort inévitable, il règne à présent sur la nature avec une noblesse solitaire et mélancolique.


Malgré sa polyvalence, la main qui fabrique l'arme ou l'outil n'est maintenant plus celle qui les utilise, ni même celle de l'esprit qui les conçoit. Avec le langage et la culture s'instaure en effet la fameuse division du travail. Spengler cerne combien ce développement est frustrant pour un être prédisposé par sa propre nature - et non plus tant la nature - à chérir la maîtrise de son destin. D'une telle dépossession naîtrait la vindicte de masses aliénées par un travail qu'elles ne comprennent plus, mais aussi bien le malaise des élites, guère moins broyées que les foules par la "machine" collective, bien qu'elles éprouvent et expriment différemment leur malaise : à l'écrasant poids des responsabilités répond l’apologie de l'individualisme et la fuite dans l'érémitisme, quand l'illusoire espoir de maîtriser son destin en s'appropriant son outil de travail anime plutôt la plèbe cognitive.


Alors, la technique est-elle une aliénation ou une émancipation ?
Pour fournir un élément de réponse, Oswald Spengler se livre à cet égard à une critique du libéralisme de son temps. Exalter l’individu tout en approuvant une division du travail toujours plus poussée pour s’adapter au marché, voilà un paradoxe trop peu souligné de la pensée libérale.
En effet, cette spécialisation tant vantée contrarie l’aspiration de chacun à maîtriser son destin, accablant toujours plus l'espèce humaine. Il l’explique en substance dans L'Homme et la technique : l'étincelle créatrice d'une technique proprement humaine est individuelle, par contraste avec la technique instinctive héréditaire, et souvent collective, des animaux (insectes sociaux, etc.).


Or, cette audace prométhéenne - c'est là une tragédie - débouche sur une logique d'échange et de spécialisation rendant l'individu toujours moins maître des processus auxquels il participe. Ainsi le destin se venge-t-il en réimposant à l’homme la logique collective dont son insolent intellect l'incitait à s'échapper.


C'est vrai, notait Spengler, tant pour l'homme des masses que pour l'ingénieur, un homme d'élite dont l'individualisme et l'érémitisme sont les formes propres de révolte. Cet homme d'exception n'est en effet guère plus libre : vaguement "au sommet" du processus technique, il ne le maîtrise pas encore assez pour s'exempter de ses servitudes (les "responsabilités", pour ce qui le concerne).


Seule cette aliénante répartition du travail rend pourtant possibles les miracles et le confort dont nous jouissons, répondra-t-on. Confer la veste de laine d'Adam Smith ou le crayon de Ludwig Von Mises : l'humanité est assez intelligente pour aller sur la lune, mais non "l'homme" comme individu.
On ne saurait donc se passer du progrès même si, telle une drogue, il nous satisfait de moins en moins. L'esprit curieux de tout est souvent moqué, hélas à raison, au motif que "les encyclopédistes, de nos jours, ce n'est plus possible". Sous-entendu : "reste à ta place, celle de rouage du système parmi d'autres".


Avec le recul, on sait que contrairement à ce qu'espéraient les futuristes des années 20, la logique technique ne favorise pas la "virilité". Les bielles des locomotives et autres puissants dispositifs semblent certes exalter force, esprit et volonté, tels des muscles mécaniques. Mais ces derniers dévalorisent le muscle de chair, réduisant par comparaison l'avantage d'un sexe sur l'autre en rendant tout humain, quel qu'il soit, insignifiant à l’aune du processus technique qu'a fait émerger son espèce (pour en devenir toujours plus tributaire). L'insistante injonction à la féminisation - paraissant émaner d’un complot de sociologues et de financiers - ne traduirait donc, au niveau le plus sensible, que l'inexorable logique de domestication, de dressage - et finalement d'humiliation - d'un individu déprécié par l'oppressante spécialisation technique. On l'aura compris : malgré la démagogie sociétale, il s'agit moins d'élever la femme que d'abaisser l'homme. "Sois utile, sois docile, ne prétends pas valoir plus que tu ne vaux" ordonne un insaisissable esprit collectif. Dans ce contexte, virilité et nationalisme constituent un péché de "keynésianisme ontologique" : l'odieuse attitude de qui s’octroie - tel un faux-monnayeur de lui-même - plus d'égards que ne lui en offre sa vraie valeur dans le processus technique.


La crainte d'une superintelligence artificielle anéantissant une humanité superflue ne peut-elle alors s'interpréter comme le secret fantasme d'un esprit humain rêvant, pour lui seul, d'assez d'intelligence pour maîtriser l'univers ? Pour atteindre, seul, la lune et les étoiles, échappant ainsi aux servitudes de l'échange avec d'agaçants "semblables" ? Aussi Eliezer Yudkowsky, un blogueur transhumaniste américain juge-t-il (je ne trouve hélas plus la référence) qu'un légitime espoir fondé sur la technique serait d'échapper un jour à l’aliénante division du travail. Possible ou non, Cette émancipation signifierait que chacun, une fois immortel, indestructible et omnipotent, toute rareté enfin abolie (n'est-ce pas le but de l'économie ?), devienne à lui-même sa propre nation, son propre monde, son propre cosmos. Dans ce cas seulement, la technique aura tenu ses promesses.


De cette lecture, je ressors pour ma part d'autant plus abasourdi par l'exaltation libérale de la division du travail - résultant du moins d'un échange pacifique - dans le cadre d'une Liberté dont l'application bafoue cruellement la naïve notion qu'en a chacun. Autre vertu alléguée de la division du travail : noyer la "violence" dans l'interdépendance, la main forgeant la lame n'étant plus celle qui fabrique le manche. Mais ne comprend-on pas que cette "paix" offerte aux corps, loin d'abolir l'aspect agonistique de la condition humaine ("conflit est père de toute chose", comme disait l'autre) n'en change que les modalités ? Le poids de la compétition interne à l'espèce se transfère en effet d'un front territorial à un marché du travail forçant chacun à justifier sa propre "utilité" à quelque aune insaisissable, sous peine de schumpétérienne et "créative" destruction. On ne convaincra pas les libéraux de l'incongruité de leur utilitarisme (explicite pour l'école éponyme, ou implicite chez les jusnaturalistes). Du point de vue plus authentiquement égoïste d'une âme "spenglérienne", peu importe le bonheur général si l'intérêt personnel est frustré. Seul un intérêt mutuel ferait encore sens : un "dénominateur commun" plutôt qu'une "moyenne", nous amenant sur des terrains plus hobbésiens que lockéens, mais laissons là ces débats. Plus frappante me semble l'incapacité d'amoureux de la "Liberté" à simplement comprendre - sinon à accepter - le désarroi d'une population soumise à toujours plus de division du travail, sentiment dont un Spengler, lui, a su rendre compte.


N'étant pas spécialement aficionado du courant intellectuel dans lequel Spengler s'inscrit, je ne suis pas vraiment sensible à la réflexion qu'il veut amener au lecteur, censé ressortir abasourdi par l'exaltation libérale de la division du travail. Du point de vue plus authentiquement égoïste d'une âme "spenglérienne", peu importe le bonheur général si l'intérêt personnel est frustré. Seul un intérêt mutuel ferait encore sens : un "dénominateur commun" plutôt qu'une "moyenne", nous amenant sur des terrains plus hobbésiens que lockéens, mais laissons là ces débats. Plus frappante me semble l'incapacité d'amoureux de la "Liberté" à simplement comprendre - sinon à accepter - le désarroi d'une population soumise à toujours plus de division du travail, sentiment dont un Spengler, lui, a su rendre compte.

Polyde
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le 1 août 2020

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