LQR
7.3
LQR

livre de Eric Hazan (2006)

Que la majeure partie du langage employé dans les domaines économique et politique ne corresponde pas au réel, cela me paraît être un fait dont tout le monde fait l’expérience, consciemment ou non, et quelles que soient les réactions auxquelles cette expérience donne lieu. Par ailleurs, le livre d’Éric Hazan (je reviendrai sur le titre) s’inspire des analyses du langage quotidien sous le nazisme que Klemperer publia après la Seconde Guerre mondiale dans LTI, Lingua Terti Imperii ; et LTI est clairement une référence.
L’ambition de cet essai, sous-titré la Propagande du quotidien, est donc d’étudier ce langage, proliférant depuis l’avènement du néo-libéralisme, qui transforme, par exemple, les pauvres en personnes modestes ou les aveugles en non-voyants (1), et qu’Éric Hazan appelle Lingua Quintae Respublicae (« Langue de la Quatrième République », d’où le titre, suivez, bordel !). On pourrait d’ores et déjà discuter son nom, et le fait de le faire « appar[aître] au cours des années 1960 » (p. 12) : à mon sens, le train était déjà en marche sous la Troisième République – lire par exemple certains extraits d’Exégèse des lieux communs (Léon Bloy, 1902) – et j’imagine même qu’on peut en déceler des prémices sous le Second Empire.
Quand l’auteur définit son travail comme « une tentative pour identifier et décrypter cette nouvelle version de la banalité du mal » (p. 14), deux autres objections surgissent. D’une part, le fait d’utiliser un élément de cette LQR (le terme décrypter) pour en saisir la substance n’est peut-être pas extrêmement judicieux. D’autre part, la référence au nazisme et à l’analyse qu’en a faite Hannah Arendt (« la banalité du mal »), en plus d’être en elle-même problématique, dresse un parallèle entre néo-libéralisme et national-socialisme, qu’Éric Hazan évoquera à plusieurs autres reprises tout en précisant qu’on ne peut pas le pousser jusqu’au bout. On le croit, quand il précise cela, mais alors pourquoi esquisser ce parallèle ici, et y revenir sans cesse ?
Difficile, en revanche, de remettre en cause les idées générales qui sous-tendent la réflexion : évidemment, « La LQR n’est pas née d’une décision prise en haut lieu, pas plus qu’elle n’est l’aboutissement d’un complot. Elle est à la fois l’émanation du néolibéralisme et son instrument. Plus précisément, elle résulte de l’influence croissante, à partir des années 1960 [je l’ai dit, cette circonstance est discutable], de deux groupes aujourd’hui omniprésents parmi les décideurs de la constellation libérale, les économistes et les publicitaires » (p. 14). Évidemment aussi, « Cette langue a […] un caractère performatif qui fait sa force : plus elle est parlée et plus ce qu’elle défend – sans jamais l’exprimer clairement – a lieu » (p. 21).
La deuxième partie de LQR, intitulée « Mots, tournures, procédés », dresse un catalogue d’exemples : partenaires sociaux, préemptif, entrepreneur, modernisation, espace, citoyen, social, etc. Elle propose des analyses souvent superficielles, et lorsqu’elles ne le sont pas, elles deviennent extrêmement bordéliques. (En réalité, elles sont quelquefois les deux.) Oui, l’euphémisme et « l’essorage sémantique » (p. 50) sont les deux sources de cette novlangue ; mais peut-être eût-il été plus judicieux d’étudier à fond quelques-uns des mots évoqués – ou plus exactement l’usage que la LQR en fait – plutôt que de multiplier les exemples, que n’importe quel individu accordant quelque importance au sens des mots aurait de toute façon dénichés en une demi-page du Monde ou en deux minutes de BFM TV. D’autant que le propos, comme ailleurs dans la suite de l’ouvrage, manque parfois de rigueur : non, « l’amplification rhétorique » n’est pas « une forme particulière de l’euphémisme » (p. 40), c’est même tout le contraire.
Il faut attendre une soixantaine de pages pour trouver une analyse un peu plus poussée de ce langage, et surtout des liens qu’il entretient avec une pensée (la pensée néo-libérale, suivez, bordel !). Le rapport entre pouvoir et citoyens, les « valeurs », la « bonne conscience », la modernisation des formes de rejet induite par la LQR : cela est traité dans la troisième partie (« L’esprit du temps »), dont le propos est convaincant – alors que paradoxalement, l’auteur s’y fait très subjectif, avec un ton proche du pamphlet.
Enfin, la quatrième partie examine particulièrement la tentative de mise à distance de toute violence sociale qui est probablement le but – ou en tout cas la conséquence la plus manifeste – de l’emploi généralisé de la LQR. On peut alors penser à certaines analyses de Jean-Pierre Le Goff (la Barbarie douce, 1999) ou de Michéa. Mais là encore, le propos a tendance à tourner en rond, sans réellement approfondir ces théories – qui me semblent tout à fait recevables, là n’est pas le problème.
En définitive j’attendais peut-être trop de LQR. Peut-être aurais-je dû prêter davantage d’attention à cette annonce : « N’étant ni linguiste, ni philologue, je n’ai pas tenté de mener une étude scientifique de la LQR dans sa forme du XXIe siècle » (p. 13). Mais il me semblait qu’en cent vingt pages, j’aurais pu découvrir un travail plus consistant.
(1) Le livre datant de 2006, on pourrait évidemment remettre sans cesse la liste à jour.

Alcofribas
5
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le 24 déc. 2016

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