Madame Hayat
7.7
Madame Hayat

livre de Ahmet Altan (2021)

Ecrit en prison, Madame Hayat est un roman d'apprentissage d'aujourd'hui, dans le cadre oppressant d'un régime autoritaire. Une Education sentimentale ou un Mrs Robinson à la turque ! Fazıl est un jeune bourgeois qui vient de tout perdre : son père qui, ruiné, s'est suicidé ; son rang ; son niveau de vie. Il reste étudiant en littérature mais vit dans la précarité, au sein d'une pension où se côtoient un trans' qui se prostitue, un vigile, un poète engagé dans la résistance au régime, un père et sa petite fille... un monde bigarré qui représente la diversité de la société en marge dans la Turquie d'aujourd'hui. La solidarité qui l'anime donne un peu d'espoir. Je confirme : pour avoir visité la Turquie en 2019, je peux dire que j'ai rarement côtoyé des gens aussi serviables et généreux.

Mais le roman d'Altan m'a plu à un autre titre : musicien de jazz, passionné par le phénomène du swing qu'une vie ne suffit pas à explorer, j'aime retrouver cette coexistence de forces contraires qui le caractérise, tension/détente. Une réalité universelle. Ce roman ne parle que de cela, chacun des deux pôles étant incarné par une femme. Madame Nermin, la prof de littérature qui offre au lecteur un cours de haute qualité sur le sujet, a prévenu le narrateur, et par lui l'auteur, du piège que recèle ce choix. Page 92 :

Une oeuvre littéraire doit éviter les oppositions trop marquées, elles sont vulgaires... Ou alors, si vous voulez camper des personnages absolument antagonistes, vous devez faire de cet antagonisme une réalité signifiante.

C'est exactement ce qu'a réussi à faire Ahmet Altan.

Madame Hayat ou l'amor fati

La détente, c'est Madame Hayat, la femme plus âgée, qui porte "l'apprentissage". Une femme qui sait à tout moment s'inscrire dans le flux de la vie ("Hayat" signifie "vie" en turc), la mordre à pleines dents avec sensualité. Ce que Nietzsche a nommé l'amor fati, l'adhésion au réel. La sagesse, quoi, apanage de l'âge. Madame Hayat, c'est aussi la Turquie d'hier, celle où l'insouciance avait droit de cité. Elle n'a que faire des interrogations que suscite la littérature : elle ne regarde que des documentaires, car sa came à elle c'est l'émerveillement devant cette machine extraordinaire qu'est la vie sur Terre. Pour Fazıl, elle représente "l'ailleurs".

Elle est aussi l'initiatrice : sa sensualité débordante, son insatiable libido, ouvrent au jeune homme des portes insoupçonnées. A ce titre, le roman d'Altan s'ajoute à la longue liste des écrits réalisant les fantasmes masculins : on fait l'amour toute la nuit, tous les jours, et c'est à chaque fois le septième ciel. Je crains que dans la vie ce soit un poil plus compliqué, le désir des femmes étant bien moins constant que celui des hommes - surtout à l'âge de Mme Hayat. Ma thèse est que plus un écrivain en fait sur le sujet, plus il est frustré dans sa vie réelle - ce qu'on peut certes concevoir si l'auteur a écrit en prison. Quant au lecteur qui n'a pas l'heur de vivre cette explosion sensuelle, il peut avoir la désagréable impression de passer à côté de sa vie... Au moins Altan nous a-t-il épargné la scène de fellation, fantasme typiquement masculin où la femme se met quand même au service exclusif de l'homme. Je lui en sais gré.

Cette relation si épanouissante recèle pourtant sa part de tension. D'abord car la différence d'âge ne peut pas être balayée d'un revers de main : Fazıl porte en lui un désir d'avenir, et Madame Hayat est pur présent. Ensuite à cause de sa passion, la littérature, qu'elle ne partage pas. Enfin, et peut-être surtout, à cause de la menace du régime qui, elle le sait, va tôt ou tard contraindre Fazıl à quitter le pays. Pour toutes ces raisons, Madame Hayat, dont on ne connaîtra pas le prénom, ne croit pas à la pérennité de leur histoire. C'est pourquoi, dès le début de la relation, elle demande à son jeune amant de choisir un moment qui lui restera. Page 75 :

La seule chose que je te demande, c'est de choisir un moment, un unique moment... Et de ne pas oublier ce moment... Si tu essaies de te souvenir de tout, tu oublieras tout... Mais si tu choisis un moment parmi ceux que nous avons partagés, alors il t'appartiendra pour toujours, tu ne l'oublieras jamais... Et moi je serai heureuse, heureuse de savoir que j'existe encore pour toi (...).

J'ai ici repensé au personnage du renard dans Le Petit Prince : alors qu'ils doivent se quitter et que son ami en ressent de la tristesse, Le Petit Prince lui dit : "alors tu n'y gagnes rien ?" Et le renard lui répond : "j'y gagne... à cause de la couleur des blés". Il a choisi son "moment".

Ce qui fascine le jeune homme, c'est l'absence du désir de possession chez Madame Hayat. L'autre professeur de Fazıl, monsieur Kaan, a décrit ce désir comme consubstantiel à l'être humain, et source de tous les maux. Page 82 :

Et le produit commun à tous ces sentiments, c'est le désir de possession. Quand vous voulez posséder quelqu'un, vous rendre maître de son coeur et de son âme, c'est l'amour. Quand vous voulez posséder le corps de quelqu'un, c'est le désir, la volupté. Quand vous voulez faire peur aux gens et les contraindre à vous obéir, c'est le pouvoir [on voit là une allusion au gouvernement en exercice]. Quand c'est l'argent que vous désirez plus que tout, c'est l'avidité. Enfin, quand vous voulez l'immortalité, la vie après la mort, c'est la foi. La littérature, en vérité, se nourrit de ces cinq grandes passions humaines dont l'unique et commune source est le désir de possession, elle ne traite pas d'autre chose.

Brillant, même si j'aurais quelques réserves : le désir n'est pas forcément volonté de possession ; plus encore, la foi ne se résume pas à la question de la vie après la mort comme le pensent beaucoup de gens... Quoiqu'il en soit, Madame Hayat ignore la possession, s'en moque même lorsqu'elle raille les riches. Sur le plan amoureux, elle n'est pas jalouse, mieux, elle poussera Fazıl à suivre Sıla. Elle incarne une espèce de perfection naturelle, l'état de nature perdu à la chute du Jardin d'Eden. Et ce, sans pour autant tomber dans l'ataraxie. Page 115 :

Tout ce qu'elle désirait, elle le désirait avec passion : une lampe, danser, moi, une pêche, faire l'amour, un succulent repas... Mais je sentais qu'elle était aussi capable de laisser tomber ce qu'elle avait passionnément désiré avec un désintérêt qui égalait en force le désir. Elle se comportait comme si elle était dotée du droit de tout vouloir et douée de la force de tout abandonner.

Et au paragraphe après, sur l'état de nature :

Je me demandais alors si sa passion pour les documentaires animaliers ne venait pas du fait qu'elle ressemblait beaucoup plus à la nature qu'aux êtres humains.

On pourra être agacé par l'espèce de perfection morale qui se dégage de sa personne. Et par son ton perpétuellement condescendant lorsqu'elle s'adresse à Fazıl, celui de la sage imperturbable, qui sait tout. Personnellement je n'aurais pas supporté je crois. Fazıl si, même si cela ne va pas sans quelque résistance. Page 145 :

Je réfléchis un instant : et si son bonheur m'agaçait réellement ? S'il m'énervait ? (...) Pour être honnête, oui, parfois ça m'énervait. Personne ne pouvait désirer avoir affaire à quelqu'un d'aussi optimiste, d'aussi joyeux, d'aussi constamment désinvolte. Tous autant, nous voulons que l'autre soit un peu inquiet, peureux, car ses inquiétudes ou ses peurs légitiment et justifient les nôtres, et personne ne veut se sentir humilié par ses peurs unilatérales, dont alors nous nous réservons seuls le droit de parler. Or cette peur de l'avenir que je sentais chez presque tous ceux qui m'entouraient [là aussi, allusion au régime oppressif] était précisément le lien qui nous unissait, le sentiment partagé qui faisait de nous une communauté. L'insouciance et la légèreté de Madame Hayat ruinaient cette solidarité-là, elles réduisaient à néant le malheur confortable auquel nous nous étions habitués, laissant à la place un vide que nous ne savions pas combler.

Oui, le bonheur est hautement subversif ! Fazıl, lui, n'a pas cette perfection. Il éprouve la jalousie, à propos de l'homme qu'il soupçonne Madame Hayat de fréquenter, qu'il juge par ailleurs indigne d'elle. L'irruption soudaine de cette passion triste, tant analysée par Proust, donne lieu à un beau passage, page 183 :

La jalousie ruait hors du buisson où elle était tapie en embuscade, elle galopait comme un cheval fou, moi accroché aux étriers, traîné au sol tel une vulgaire poupée de chiffons. L'image est certes pathétique, mais c'est ainsi (...).

Sıla, l'âme soeur

Vers qui nous porte le désir amoureux ? Vers la personne qui épate, intrigue, représente un appel d'air, c'est ici Madame Hayat. Mais aussi vers celle qui nous ressemble : ce sera Sıla. Jeune comme Fazıl, éprise de littérature comme Fazıl. Mince alors que Madame Hayat est toute en rondeur. Déchue aussi comme le jeune homme, de la même classe sociale mise à bas brutalement par le régime. Tous deux partagent la découverte de cette nouvelle condition, la pauvreté. Page 125 :

Si nous nous étions habitués assez facilement au fait de manquer d'argent, nous avions encore du mal à nous faire à l'idée d'être pauvres. Tous les deux nous avions grandi dans un milieu qui méprisait la pauvreté, pour lequel elle équivalait au manque de talent, de réussite, à la bêtise et à la paresse. Et maintenant que nous avions rejoint la grande foule des pauvres gens, nous savions bien comment les riches nous jugeaient.

Lorsque tous les murs qui nous protégeaient s'effondrent, les perspectives d'évolution s'ouvrent en grand, c'est le rôle des crises. Salvateur, mais difficile à vivre. Sıla et Fazıl s'épaulent dans cette épreuve. Ils incarnent la résistance au régime autoritaire, ou plutôt la fuite : grâce à l'échappatoire qu'est la littérature puis, plus prosaïquement, vers d'autres cieux plus cléments, ici le Canada.

La relation est d'abord amicale : elle tarde à se concrétiser dans un lit. Fazıl l'attribue à une méfiance de la part de son amie, mais la raison invoquée par la jeune femme est tout autre. Page 135 :

Ce n'était pas la décision qui était dure à prendre, c'était de réussir à faire ça dans ta piaule.

Ce langage prosaïque, s'agissant des relations intimes, choque Fazıl. Mais Sıla s'en explique :

ça n'a rien à voir avec le désir ou la comptabilité. C'est plutôt lié au fait d'être une femme, ce que tu ne peux pas comprendre. Depuis l'enfance nous sommes éduquées dans la peur de la souillure, de l'impureté, du viol. Qu'est-ce qui est dégradant pour une femme, qu'est-ce qui l'enlaidit, qu'est-ce qui la dénature, etc. : on nous donne toute une liste à apprendre [et Madame Hayat aura aussi des mots pour décrire les fameuses injonctions faites aux femmes]. Et avant de me décider pour ce genre de choses, je passe d'abord [le mot est de trop ici] en revue la liste de tous ces interdits qui sont gravés dans mon inconscient, je fais le tri, je vois si c'est compatible, j'essaie de m'arranger, ensuite seulement je me lance.

Même si c'est sans doute pire en Turquie qu'en France par exemple, Sıla précise bien que toutes les femmes du monde sont concernées. Certainement en effet. En tout cas, une fois que c'est parti aussi sur le plan charnel, c'est presque aussi exaltant qu'avec Madame Hayat. Un petit veinard, ce Fazıl.

Partir au Canada ou rester, il faudra faire un choix : entre fidélité à ses racines et désir d'ailleurs, les deux pôles du roman. Celui-ci se nomme Madame Hayat, c'est donc

elle qui va l'emporter. Tout en disparaissant. Ce qui confère à la fin un ton aigre-doux, très mélancolique.

Il y a une dimension tragique dans cette fin : partir est impossible pour Fazıl, prisonnier, en quelque sorte, de sa relation à Madame Hayat. Mais vivre selon l'idéal qu'elle lui a montré aussi, sous un régime qui peut à tout moment vous arrêter sans aucune raison - et c'est l'une des forces de ce roman que de nous faire sentir le caractère terrible de cet arbitraire. Fazıl, traumatisé par le saut dans le vide du Poète, ne s'engage plus qu'avec prudence dans la résistance au régime : il s'est trouvé un job de bibliothécaire. Quelles sont ses perspectives ? Lorsque le roman s'achève il a perdu ses deux amours.

Riche et beau roman. Mais toutes les questions qu'il pose ne doivent pas faire oublier un fait, qu'Ahmet Altan théorise superbement, par la bouche du professeur Kaan : la vie n'est faite que de clichés et de hasard. Les clichés, ce sont ce que tout être humain partage avec ses semblables, des invariants auxquels on ne peut pas échapper. Les hasards, c'est l'agencement de ces clichés, propre à chacun, et qui nous fait percevoir notre existence comme unique, nous plaçant en position de victime dès que le destin ne nous est pas favorable... Page 265 :

Je crois en tout cas qu'après avoir vécu tout ça, j'ai trouvé une réponse à la question de monsieur Kaan sur les clichés et le hasard : naître est un cliché, mourir est un cliché. L'amour est un cliché, la séparation est un cliché, le manque est un cliché, la trahison est un cliché, renier ses sentiments est un cliché, les faiblesses sont un cliché, la pauvreté est un cliché, le temps qui passe est un cliché, l'injustice est un cliché... Et l'ensemble des réalités qui déchirent l'homme tient dans cette somme de clichés (...).
Quant à déterminer l'heure de leur naissance, celle de leur mort, la personne dont ils tomberont amoureux, celles dont ils se sépareront, celle qui leur manquera, le moment où ils auront peur, et s'ils seront pauvres ou non, c'est le hasard. Et lorsqu'un de nos proches est malade, qu'il meurt, ou lorsqu'on nous quitte, enfin lorsque le terrible "hasard" nous tombe dessus, le pouvoir du cliché recule. Tissés de hasard, nos destins nous empêchent de voir que ce qui nous arrive n'est qu'une longue suite de clichés. Et comme se révolter contre les clichés n'a aucun sens, c'est contre le hasard que nous nous révoltons (...).

Presque tous les grands romans ont, je crois, une dimension philosophique. La philosophie de ce Madame Hayat est portée par une langue d'une grande clarté, jamais prétentieuse. Un point commun avec un autre grand écrivain découvert récemment grâce à Réplique sur France Culture, J.M. Coetzee. La découverte d'Ahmet Altan, je la dois aussi à la radio : Le masque et la plume sur France Inter. Vive le service public... Plus qu’à espérer qu’un "responsable" politique démagogue ne réduise pas la voilure du nôtre au nom d’un cliché, le fameux "matraquage fiscal" : en supprimant la très utile redevance...

Jduvi
8
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le 11 déc. 2022

Critique lue 50 fois

Jduvi

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