Une fois le livre - ma première lecture de Freud - refermé, je demeure frappé par sa modestie. Modestie d'une forme brève et alerte qui, au parfait béotien que je suis, apparaît déjà comme un compendium très accessible et jamais jargonnant de la théorie psychanalytique. La théorie des pulsions est ainsi brièvement rappelée, dans toute son épaisseur chronologique, jusqu'à la mise en évidence des deux pôles Eros et Thanatos, à la fois antagonistes et inséparables. Mais le docteur viennois ne claironne pas : plus d'une fois, il regrette "d'exposer des choses que tout le monde connaît" ; ailleurs il reconnaît que l'existence de la pulsion de mort n'est fondée que sur des présupposés théoriques ; et c'est sans tambour ni trompette, sans imprécation ni véhémence, que Freud énonce son constat, posé, clair et lucide.


Modestie sans illusion quant à la nature du bonheur que peut légitimement exiger l'individu, qui apparaît ici bien démuni, contraint de revoir ses désirs sans cesse à la baisse. Pire encore : nulle voie magique, praticable pour tous, qui nous mettrait définitivement à l'abri de la souffrance. Car voilà le nœud du problème : cette sécurité, c'est par le mécanisme du développement culturel que les hommes ont cherché à se l'assurer ; or celui-ci, en grignotant du terrain sur le jeu des pulsions, exige en contrepartie un nombre grandissant de frustrations et de non-satisfactions. Or, le sacrifice le plus exigeant imposé par la culture est justement celui d'un "sous-produit" de la pulsion de mort : ce penchant naturel de l'homme qu'est la tendance à l'agression.


Ce jeu des pulsions, somme toute assez mécanique, se complique par l'activité des instances psychanalytiques du ça, du moi et du surmoi - ici encore définis avec une éclairante concision. A son tour la civilisation dispose, pour se prémunir contre le penchant à l'agression, de l'arme redoutable qu'est la culpabilité. Là encore, la force de la démonstration repose sur la description d'un processus, davantage que sur l'affirmation d'un constat : la culpabilité trouve d'abord son origine dans la peur de l'autorité puis, avec l'apparition du surmoi, se fait encore plus impitoyable. Rien n'échappe à l'œil du surmoi, pas même la simple intention mauvaise : le regard de la culpabilité est alors d'autant plus intraitable qu'à chaque frustration, à chaque renoncement pulsionnel, nous explique Freud, la sévérité du contrôle exercé par le surmoi ne fait que se renforcer.


C'est sur un saut conceptuel autrement plus audacieux que s'achève le livre : sur l'analogie entre le processus de développement de l'individu et le processus de développement culturel. Tous deux sont marqués par le combat entre l'aspiration au bonheur et l'aspiration à l'union avec autrui. A chaque instant, le sujet doit arbitrer entre la direction à laquelle il destine l'énergie pulsionnelle ; dilemme qui se noue et se dénoue sous le contrôle exigeant du surmoi formé par la communauté. Freud met ainsi en garde contre la sévérité grandissante de ces exigences éthiques, qui réfrènent de plus en plus mal le flot des passions de mort. Il s'agit de travailler collectivement à l'ajustement de ces deux puissances antagonistes, de veiller en permanence à leur équilibre, de réserver à chacun la possibilité d'accéder au moins mauvais bonheur qui soit, en sublimant ses passions - notamment par l'exercice d'une activité professionnelle librement choisie. Mais la seule prescription qu'ose émettre Freud est cet appel désarmant de simplicité, lancé dans les dernières lignes : "Je pense qu'aussi longtemps que la vertu ne sera pas déjà récompensée sur Terre, l'éthique prêchera en vain".


Appel modeste, qui pourrait presque paraître ingénu, mais dont la modestie même apparaît d'autant plus précieuse en ce début des années 1930, alors que les périls montent de toutes parts. Appel par lequel il renvoie dans les cordes d'une part le "délire de masse" que la religion impose par un processus "d'infantilisation psychique", d'autre part la méconnaissance des ressorts psychologiques fondamentaux dont fait preuve l'utopie communiste, et enfin l'auto-anéantissement auquel conduirait la haine de la culture, en ouvrant grand les vannes au flot, retenu à grand-peine, des pulsions de mort. Il s'agit donc, au milieu de ces trois illusions dangereuses - trois formes de fanatismes - de circonscrire un espace qui, bien que modeste, servira d'arène décisive au seul combat qui vaille, celui "où se joue le destin de l'espèce humaine" : dans quelle mesure le développement culturel parviendra-t-il à résister aux agressions qui se dressent contre lui ?


C'est ainsi que la logique mécanique et comptable des pulsions, cette conception très économique du jeu de la distribution de l'énergie pulsionnelle, des compensations et des récompenses, dont l'exposé permet de saisir dans quels rets implacables l'individu est empêtré, restitue en réalité à ce dernier une liberté nouvelle, dégagée des millénarismes et des utopies, progressistes ou réactionnaires. La vraie vie est ici, et le combat nous attend...

Behuliphruen
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le 27 déc. 2020

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