Margot la ravaudeuse, ce petit roman libertin, pourrait n'être qu'une production sulfureuse parmi tant d'autres, à cette époque où le scandale moral (qui concerne les moeurs, quoi) se banalise dans un paradoxe courant (et donc paradoxal...Je vais arrêter là les bons mots...). Pourtant, Fougeret de Monbron (dont le nom m'est familier depuis deux semaines tout au plus, pour ne rien vous cacher) ne se complaît pas dans le succès facile en défendant des positions volontairement scandaleuses. Pour autant, il ne se pose pas non plus en censeur de l'immoralité du siècle... Non, je perçois plutôt dans Margot l'analyse de la misère individuelle, des extrémités auxquelles elle porte, et de la valeur de ces extrémités.
Car si Margot s'enfuit de chez elle dans la bêtise de sa jeunesse, se prostitue involontairement puis volontairement, en cocotte de l'opéra poseuse et vénale, cela lui donne la possibilité d'aiguiser son esprit critique, qui se développe au fil du livre. En effet, plus on avance, plus l'oeuvre est satirique, et critique avec une grande finesse divers aspects de la société, les plus classiques (la prostitution, le pire des maux selon Margot) ou les plus polémiques dans l'intelligentsia du temps (le talent littéraire de ceux qui sont conspués vs la médiocrité de ceux qui sont sur le devant de la scène). De manière générale, ce qui est en ligne de mire est l'intérêt : vertement critiqué par Margot, qui raconte son histoire à la première personne, il reste néanmoins la seule chose à laquelle se fier pour se sauver soi-même. Il s'agit d'utiliser les caractéristiques et ressorts de la société contre elle-même, finalement. Elle est mise en défaut, mais demeure indépassable alors... autant mettre toutes les armes de son côté.
C'est dans ce choix qui s'affirme peu à peu que se construit la sagesse de Margot : aussi bien qu'elle devient peu à peu d'une hypocrisie sans nom avec ses proies, manipulatrice, coquette, avare, libidineuse, méchante, et emportée, elle devient intelligente, acerbe, lucide, habile, riche, belle, et talentueuse. L'expérience du monde est mise au service du profit personnel... Individualité avant tout : épanouissement personnel au détriment d'autrui, intelligence médisante contre cette même société qui l'a élevée à son aisance matérielle. En toute logique, Margot devrait être détestable pour le lecteur : elle renie son passé à la fin du livre, mais c'est grâce à ses manigances apprises sur le tas qu'elle est devenue ce qu'elle est, c'est-à-dire sage, retirée du monde, et riche. Facile de faire la morale, quand on est assis sur un petit magot.
Pourtant... Margot n'est pas détestable. Elle a vécu de nombreuses épreuves, elle apitoie ; et puis elle s'est endurcie, parce qu'elle n'a pas vraiment eu le choix au début... avant de se laisser contaminer par l'appétit du gain... Elle est finalement assez double, et sa conscience d'elle-même et du monde gagne le lecteur, qui s'insurge des excès qu'elle dénonce.

La grande réussite de ce livre me semble être, finalement, de peindre assez succinctement la duplicité fondamentale de la société dans laquelle évolue Margot, en en faisant une mise en abyme dans le personnage même de Margot. Il ne s'agit pas tant d'un roman libertin que d'une analyse ingénieuse de la société, personnifiée par une ravaudeuse devenue prostituée puis danseuse d'opéra. Les portraits ingrats et cruels, implicitement ou explicitement, avec un certain humour de la part de Fougeret, des protagonistes de cette société, sont très réjouissants. L'oeuvre est assez construite, malgré une petite tendance à l'énumération ; elle passe de l'érotisme classique à la satire piquante et réfléchie, tout comme Margot passe de la sensualité brute de la jeunesse inexpérimentée à l'utilisation réfléchie des ressources qui sont mises à sa disposition, en tant que jolie femme qui a un peu vécu. Bref, une intéressante réussite, qui vaut le détour, et qui réjouira autant par les quelques tableaux sexuels que par le cynisme ambigu de la narratrice.
Eggdoll

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