Médée
7.7
Médée

livre de Euripide (-431)

Voilà donc la tragédie qui fait de Médée l’Infanticide. Créon lui fait à peine obstacle, la nourrice et le gouverneur sont évidemment très domestiques, et un Jason enflé traîne sa misogynie basse du front et sa lâcheté velléitaire jusqu’au meurtre des enfants : presque dépourvue de lustre tragique, mais toujours plus fougueuse que son entourage, cette héroïne-là a de quoi maudire autrui au moins autant qu’elle est maudite. Médée est sensible au ridicule ; elle est intelligente, le sait, mais s’en défend : non seulement exilée, mais surtout entourée de médiocres qui se moquent d’elle alors que sa situation ne prête pas à rire, il ne lui reste pour être reconnue que l’ironie, que personne sur scène ne comprend, et l’abjection ; il y a dans la Médée d’Euripide comme les soubresauts de la tragédie plongée dans un monde de comédie (1).
Le texte d’Euripide ne corrobore pas l’image qu’on se fait parfois d’une Médée hystérique, incapable de maîtriser ses nerfs (pour les plus indulgents), sa ménopause (pour les plus malotrus) ou sa libido (pour les plus cons, dont Jason). Écrasée par la douleur de la rupture avant même d’entrer en scène, elle se révèle manipulatrice dès le départ de Créon, d’où la question qui courra par la suite et qui remet perpétuellement tout en cause : ment-elle tout le temps ?
Que le chœur soit constitué de femmes (donc a priori solidaires de l’épouse délaissée) corinthiennes (donc a priori hostiles à l’étrangère) n’arrange rien à l’affaire : ce chœur fait finalement songer aux suivantes des tragédies classiques, qui prient leurs maîtresses de modérer leurs transports tout en leur donnant raison. D’où la richesse du personnage : à partir du moment où sa folie n’est pas aveugle, dans quelle mesure est-ce de la folie ? C’est en tout cas une folie qui s’accommode d’arguments, dont celui selon lequel il vaut mieux que les enfants soient tués par quelqu’un qui les aime n’est pas le moins problématique…
Ce qui manque à la tragédie d’Euripide, c’est que tout n’y est pas si complexe, donc pas si riche. Les personnages secondaires y sont… secondaires, même Jason. Médée ne rencontre guère de difficultés pour accomplir sa vengeance alors même que tout Corinthe est censé se méfier de la magicienne barbare (2). Et puis le thème récurrent de la féminité – j’ai toujours du mal à concevoir Médée comme une héroïne féministe… – finit par lasser.


(1) La mise en scène de Jacques Lassalle à Avignon, en plus de présenter comme celle de Laurent Fréchuret une traduction prosaïque et sobre, laisse de la place au rire, rendant la situation de la magicienne d’autant moins supportable : ces éclats sonnent faux, confortant le spectateur autant que l’héroïne dans l’idée qu’il faut résoudre la crise au plus vite, coûte que coûte.
(2) Les deux mises en scène modernes que j’ai vues tentent de rajouter de la complexité, parfois constituée de trouvailles qui font mouche : celle de Jacques Lassalle avec Isabelle Huppert est plus fidèle à Euripide que celle de Laurent Fréchuret avec Catherine Germain, mais aucune ne parvient à maintenir une tension constante.

Alcofribas
7
Écrit par

Créée

le 9 févr. 2020

Critique lue 268 fois

2 j'aime

Alcofribas

Écrit par

Critique lue 268 fois

2

D'autres avis sur Médée

Médée
JeanG55
8

Médée - Euripide

Fascinante tragédie d'Euripide écrite en 431 BC.Cette critique est à mettre en perspective avec la critique du film "Médée" de Pasolini publiée ce jour.La pièce raconte la dernière partie de...

le 29 mai 2023

5 j'aime

6

Médée
Alcofribas
7

Tragédie familiale

Voilà donc la tragédie qui fait de Médée l’Infanticide. Créon lui fait à peine obstacle, la nourrice et le gouverneur sont évidemment très domestiques, et un Jason enflé traîne sa misogynie basse du...

le 9 févr. 2020

2 j'aime

Médée
ClmentineC
7

Critique de Médée par ClémentineC

Je ne comprends pas comment les Grecs pouvaient avoir des idées telle que celle-ci! Médée est une femme trahie qui, pour se venger de son époux, tue sa nouvelle femme, le père de celle-ci et ses...

le 26 mars 2014

2 j'aime

Du même critique

Propaganda
Alcofribas
7

Dans tous les sens

Pratiquant la sociologie du travail sauvage, je distingue boulots de merde et boulots de connard. J’ai tâché de mener ma jeunesse de façon à éviter les uns et les autres. J’applique l’expression...

le 1 oct. 2017

30 j'aime

8

Le Jeune Acteur, tome 1
Alcofribas
7

« Ce Vincent Lacoste »

Pour ceux qui ne se seraient pas encore dit que les films et les albums de Riad Sattouf déclinent une seule et même œuvre sous différentes formes, ce premier volume du Jeune Acteur fait le lien de...

le 11 nov. 2021

20 j'aime

Un roi sans divertissement
Alcofribas
9

Façon de parler

Ce livre a ruiné l’image que je me faisais de son auteur. Sur la foi des gionophiles – voire gionolâtres – que j’avais précédemment rencontrées, je m’attendais à lire une sorte d’ode à la terre de...

le 4 avr. 2018

20 j'aime