Dans ma découverte récente du polar nordique, j'ai appréhendé Mankell, la Suède et son héros récurrent, Kurt Wallander après Arnaldur Indridasson et Arni Thorarinsson les Islandais, Jo Nesbo, le Norvégien et Qiu Xiao Long. Non, hors sujet pour ce dernier - la Scandinavie est loin (mais pas le principe du héros récurrent parasité par son environnement privé, intime mais aussi social.) J'ai également choisi, avec Mankell, de découvrir l'oeuvre dans le strict respect de sa chronologie, ce que je n'ai pas fait avec les autres auteurs -même si chaque roman constitue une entité spécifique, car il en va également de l'évolution du personnage principal tout au long de sa saga.

Cette critique, après celles d'Electron et de San felice, excellentes, a pour fin de vous inviter à entrer dans l'univers, assez passionnant (même si pas franchement drôle) du thriller nordique.
http://www.senscritique.com/livre/Meurtriers_sans_visage/critique/17614565
http://www.senscritique.com/livre/Meurtriers_sans_visage/critique/17616118

A la différence des oeuvres d'Indridasson (la femme en vert, l'homme du lac surtout) ou de Nesbo, l'approche de Mankell est sans doute plus difficile. Le récit, l'écriture sont délibérément réalistes, à la différence d'un Nesbo, flamboyant, aussi noir (plus noir même) mais plus "jeune", dans le style, dans le rythme, dans la distance créée par l'humour, plus proche du thriller que du polar. Chez Mankell, la mise en place est lente, assez technique, on adopte le rythme des enquêteurs, on subit leurs limites et leurs temps morts. L'oeuvre est un peu à l'image du héros, apparemment fatiguée et déprimée, composée de hauts et de bas, de bas surtout. Réaliste - à la façon d'Indridasson, d'un réalisme assez sale, boueux, brumeux qui ne donne pas forcément envie d'aller faire du tourisme en Europe du Nord (et à ce propos l'Islande remporte de loin la palme du sinistre). Mais cette première appréhension est en trompe l'oeil. Mankell est un diesel, l'accélération est progressive, mais elle finit par être très rapide. Dans Meurtriers sans visage, cela se passe vers le onzième chapitre, à partir d'une technique largement éprouvée par Mankell, le descriptif de la journée de Kurt Wallander, heure par heure (et c'est peut être le seul point sur lequel je ne suis pas en plein accord avec Electron - j'y vois en effet un procédé très habile à la fois pour ancrer le récit dans la réalité, mais aussi pour tordre celle-ci en accélérant ou en ralentissant les heures évoquées, jusqu'à l'explosion). Qu'on en juge :
- à huit heures, il prit connaissance du rapport de Svedberg sur l'accident de voiture de Bjaresjö (note : aucun lien avec le récit principal). Il comprit qu'il n'y avait pas lieu de faire arrêter le chauffeur. La vieille avait en effet traversé la route sans regarder ...
- à huit heures et demi, deux hommes entamèrent un pugilat dans un immeuble (note : aucun lien etc.)
- à dix heures, il quitta l'hôtel de police. Il faisait froid et le vent soufflait en rafales.... Il rentra chez lui., enfila de gros sous-vêtements d'hiver et mit un bonnet de laine ...
- ... il s'arrêta à un motel ... une fois son repas terminé, il but plusieurs tasses de café ... peu après il reprit la E14...
Trois pages plus loin (à trois heures moins cinq du matin exactement) tout s'accélère (mais là on va éviter de spoiler) et rien ne peut plus arrêter le bolide ... La suite du roman sera beaucoup plus heurtée, caractérisée par les changements de rythme, les multiples fausses pistes, les temps morts contraints, les découvertes déterminantes liées au hasard, quelques intuitions aussi, le réalisme toujours - mais à partir de ce moment on ne peut plus lâcher le livre.

Le héros, Kurt Wallander, est un peu à l'image du livre - une manière de diesel lui aussi. En réalité, c'est plus compliqué. Son allure générale est pesante, lourde, presque pataude, fatiguée et tout d'un coup il est capable d'exploits physiques insensés, courses, combats, bonds, souvent irréfléchis, où il parvient à totalement dominer son corps usé et brisé. Kurt Wallander ressemble un peu à Erlandur, le héros d'Arnaldur Indridasson, également parasité par une vie familiale en décomposition, mais moins omniprésente (en tout cas de façon moins pesante) chez Kurt Wallander de telle sorte qu'on ne se retrouve pas finalement en boucle, en impasses et en redites fatigantes (surtout pour le lecteur) et que l'équilibre avec la trame romanesque n'est jamais rompu. Au moral comme au physique, Kurt Wallander est un héros fatigué - et pathétique. Lorsqu'il suit, à distance et en prenant soin de se dissimuler, dans le même chapitre, en l'espace de quelques pages, non pas un quelconque voyou ou un assassin, mais sa fille puis son ex-femme pour voir avec quels hommes elles vivent désormais, on atteint effectivement des sommets de déchéance (qui vont d'ailleurs, comme chez Jo Nesbo, s'abîmer dans l'alcool); de même lorsqu'il s'imagine amoureux/aimé de la nouvelle procureur, ou encore dans son rêve récurrent (et peu épanouissant) d'une femme exotique ... Mais toujours il parvient à rebondir, à ne pas s'apesantir sur le désastre présent de sa vie intime, à se dépasser dans l'action et dans la réflexion. Kurt Wallander est un hérosà la fois déprimé et positif. Très humain. (Et difficile à rendre, même physiquement au cinéma; j'ai le souvenir d'un essai de transposition, peu convaincant, la Lionne blanche je crois, où l'acteur chargé de l'incarner, pas mauvais au demeurant, n'était en fait que gros) ...

Il y a aussi du Chandler chez Henning Mankell. Le récit part d'un fait divers crapuleux pour dériver vers les hautes sphères - policières, politiques, sociales pour combiner deux récits parallèle avant de revenir tout à la fin au crapuleux et au crapoteux. Mais la différence avec Chandler renvoie d'abord au héros. Kurt Wallander n'épouse jamais le cynisme d'un Marlowe, le constat désabusé (et alcoolisé) que tout est pourri et que ce n'est pas la question. Sa propre réflexion, ici sur l'émigration et sur le racisme, est très balancée sinon ambigüe, contre le racisme primaire qui assassine au hasard, quitte à y jouer sa propre vie, mais aussi contre une émigration incontrôlée qui risque de provoquer en retour etc. Sa réflexion est rien moins qu'assurée aussi confuse que l'époque. Très humaine.

On aura compris (et là Chandler n'est pas loin) que l'arrière-plan social (souvent sur le devant de la scène en fait) est aussi important que le récit, l'enquête (avec ses multiples impasses et aléas), la thématique policière ordinaire. Jusqu'aux dernières lignes : "les temps seront de plus en plus angoissants".

On aura compris que Henning Mankell réussit à lier, de la façon la plus habile, le thriller policier et un véritable point de vue sur la société qui l'entoure - certes pas idyllique, mais toujours passionnant.
pphf
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le 27 juin 2013

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pphf

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