Surmonter la peur et le désespoir pour entrer roide et furieux dans l'éternité

« Il faut s’imaginer Sisyphe heureux » écrivait Camus.


Difficile pourtant de ne pas ressentir la détresse abyssale de ces quarante femmes, enfermées sans raison, privées de temps, de sens et de ciel. Leur quotidien est l’incarnation même de l’absurde : la lumière artificielle rythme leurs journées, et les repas en sont les seuls repères. Pas de livre, ni de musique, ni de contact entre elles pour tromper l’ennui. Rien que des discussions stériles, comparées à celles du monde d’avant.


La comparaison avec le monde d’avant, c’est bien cela qui les plonge dans la détresse psychologique la plus absolue. Mais au milieu de ses femmes, une enfant se dresse : elle n’a jamais rien connu d’autre que cette vie absurde, et c’est probablement ce qui la sauvera. En elle bout une colère intense, un feu vital qui refuse l’extinction. Tandis que les autres s’abandonnent à la torpeur, la petite apprend à penser.


« Pendant longtemps, les journées se sont déroulées de façon exactement semblable, puis je me suis mise à penser et tout a changé »


Par la pensée, elle découvre un espace de résistance et de résilience : celui de l’imagination. A partir du moment où elle découvre sa capacité à inventer des histoires, tout change pour elle. Elle va découvrir la capacité innée de l’humain à créer : elle se met à inventer des scénarios complexes, qui la tirent hors de la réalité qu’elle veut fuir. Ainsi, les bras repliés autour de ses genoux, elle s’échappe loin, très loin de cette cage, où les autres femmes qui n’ont pas forcément toute cette capacité demeurent enfermées.


Plus tard, auprès de Théa, l’ancienne infirmière, elle apprend pour le seul plaisir de savoir : acte inutile, donc profondément humain. Puis vient la rébellion : persuadée que leurs jours sont artificiels, elle compte les battements de son cœur pour retrouver le vrai temps. Dans cet enfermement total, elle arrache un fragment de liberté.


Chez Harpman, l’absurde est circulaire et étrangement symétrique. Ainsi, quand les femmes sont enfin libérées, la liberté se révèle tout aussi vaine. Elles errent sur une plaine stérile, sans saisons, sans but, sans réponses. Après la cage, le vide ; après l’attente, l’inutilité de tout effort.


« Les dieux avaient condamné Sisyphe à rouler sans cesse un rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’où la pierre retombait par son propre poids. Ils avaient pensé avec quelque raison qu’il n’est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir. » (Camus)


Comment ne pas penser à la punition de Sisyphe en voyant ces quarante femmes, une fois leur liberté recouvrée, errer sans but sur une plaine stérile, sans saison, sans changement, sans civilisation, sans but. Après une brève exaltation de retrouver le ciel, les nuages, la liberté d’aller où bon leur semble, de dormir à l’heure qu’elles veulent, de manger ce qu’elles veulent, l’absurde reprend son royaume. A quoi bon ?


« Peu à peu l’inutilité de tout effort éteignait les esprits Nous avions le vivre et le couvert assurés, quelques mètres de tissu satisfaisaient la pudeur, quelques kilos de savon noir l’hygiène : nous allions mourir l’une après l’autre sans avoir rien compris à notre histoire et les années passant, toute interrogation s’effilocha. »


Les années passent, indifférentes, dissoutes dans un temps sans repère. Le roman nous le fait sentir sans jamais le dire : ce n’est qu’au détour d’un détail qu’on réalise qu’une décennie a glissé entre deux phrases, sans qu’il ne se soit rien produit.


Et pourtant, parmi cette stérilité, la narratrice forge du sens. Telle Sisyphe, elle juge que tout est bien. Chacun des arbustes de la plaine, chaque chaque souffle de vent sur la terre silencieuse, à lui seul, forme un monde. Il faut imaginer la petite en paix.


A travers son monde intérieur, ses réflexions, ses apprentissages inutiles, la narratrice trouve des plaisirs et des raisons de vivre. Malgré une existence sans réel but, dans un monde qu’elle ne comprend pas, la narratrice continue d’aller de l’avant, d’explorer, d’apprendre. Chaque nouvelle interrogation est pour elle une victoire, car même sans réponse, il s’agit de quelque chose de nouveau, d’une nouvelle porte vers quelque chose d’inconnu, une hypothèse, une possibilité.


« Je fus électrisée par cette hypothèse, je sentis mon pas devenir dansant et je me mis à rire. Je me rendais parfaitement compte que je n’avais fait qu’ajouter une question aux autres, mais elle était nouvelle, et cela, dans le monde insensé où je vivais, où je vis toujours, c’était le bonheur »


Ce n’est pas de cas de ses compagnes d’infortune, dont l’esprit s’éteint bien avant le corps, de n’avoir plus rien à quoi se rattacher.


Il y a quelque chose de bouleversant à cette histoire : quarante femmes enfermées pendant une dizaine d’année, sans savoir comment ni pourquoi, puis soudain libérées, sans explication. Elles errent sur une terre stérile ; mais est-ce même la Terre ? ; et meurent les unes après les autres, sans jamais trouver de réponse à leurs questions. Et cette enfant, seule survivante, devenue vieille femme, qui à soixante ans entreprend d’écrire son histoire, sachant que personne ne la lira jamais. Mais écrire, c’est encore affirmer la vie.


« Je ne serai vraiment morte que s’il ne vient jamais personne, que si les siècles, puis les millénaires se déroulent pendant si longtemps que cette planète, dont j’ai cessé de croire qu’elle est la Terre, n’existera plus. Tant que les feuilles couvertes de mon écriture resteront sur cette table, je pourrai devenir une réalité dans un esprit. Puis tout s’effacera, les soleils s’éteindront et je disparaîtrai comme l’univers. Car il ne viendra sans doute personne. Je laisserai la porte ouverte et mon récit sur la table, où il se couvrira lentement de poussière. Un jour, les cataclysmes naturels qui cassent les planètes détruiront la plaine, l’abri s’effondrera sur la petite pile de feuilles bien rangées, elles s’éparpilleront dans les débris, jamais lues. »


Et pour finir sur une dernière citation extrêmement touchante :


« Il n’y a pas de continuité et le monde dont je suis la descendante m’est totalement étranger. Je n’ai pas entendu sa musique, je n’ai pas vu sa peinture, je n’ai pas lu ses livres, sauf les quatre que j’ai trouvés dans le refuge et auxquels je n’ai pas compris grand-chose : je ne connais que la plaine caillouteuse, l’errance et la lente perte de l’espoir, je suis le rejeton stérile d’une race dont je ne sais rien, pas même si elle a disparu. Peut-être que, quelque part, l’humanité resplendit sous les étoiles, ignorant qu’une fille de son sang achève sa vie dans le silence. »


Dans ce silence cosmique, la narratrice poursuit son effort inutile, sa lutte contre le néant. Rien n’a de sens, et c’est pourtant dans ce non-sens qu’elle trouve la seule forme de bonheur possible.


Un roman bouleversant, perturbant, marquant. La langue, à la fois poétique et presque nue, épouse la désolation du monde qu’elle décrit, jusqu’à faire ressentir physiquement cette atmosphère étouffante et stérile.

Sashenkaa
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