Monsieur Pain est un roman du début de la carrière des récits en prose de Bolano, qu'il rédige au début des années 80 et à des fins de survie essentiellement si l'on doit croire la relation qu'il fera de cette période au début de ses géniaux Appels Téléphoniques.
De la même manière qu'Amuleto pouvait sembler une sorte de proto-Détectives sauvages, Monsieur Pain annonce par ses emprunts au noir, son mystère irréductiblement incompréhensible et sa tension pour un fascisme secret et affleurant l'esthétique que développera le maître dans des livres comme 2666, le Troisième Reich ou Etoile Distante.
Monsieur Pain raconte, sur quelques jours, la mission confiée au personnage éponyme, une sorte de guérisseur magnétiseur laissé en sale état par la grande guerre, d'aller soigner le poète César Vallejo dans l'étrange clinique qui le détient enfermé à Paris, à la toute fin des années 30. Que le personnage tente de comprendre pourquoi la veuve qu'il convoite s'éclipse sans lui donner de nouvelles, qu'il s'aventure dans un inquiétant bar entièrement décoré d'objets verts ou qu'il tente de distancer deux Espagnols sur ses traces, le protagoniste mesmérien traversera tout un roman de Paris sous la pluie qui couve une menace incertaine alors que des échos réguliers de la guerre d'Espagne agitent les préoccupations de la plupart des ombres gravitant autour du héros.
Sans atteindre forcément la maîtrise de ce que Bolano pourra réaliser avec majesté quelques années plus tard sur des labyrinthes monstrueux de 800 ou 1000 pages, le roman parvient tout de même de façon ramassée à convoquer déjà toute l'anxiété inexplicable qui sera la marque des plus grands projets de l'auteur. Une forme de paranoïa sinueuse s'immisce chez le lecteur à mesure qu'il traverse, avec Pain, des quartiers bizarrement dépeuplés ou qu'il converse au cinéma avec un antagoniste cyclopéen, Pleumeur-Bodou, soutien franquiste et ancien ami de Pain qui pourrait bien en avoir après lui.
Rendu à la fin du court roman, dont l'épilogue est composé de sortes de petits témoignages revenant sur la mort à venir des différents acteurs du livre et opacifiant plus qu'ils ne clarifient le récit, le lecteur ne sait réellement ni si Vallejo a été tué durant son séjour ou si Pain s'est enfermé, traumatisé par ses blessures du front, dans une aventure mystique dont il était le seul et involontaire spectateur. Mais nous, nous savons avec notre recul historique la destinée à venir de cette France qui va tomber incessamment dans les griffes du fascisme, irrémédiablement malade de son incapacité à allumer un phare dans la nuit.
Entre le polar parisien, l'hommage à la déambulation surréaliste et la description fantastique d'un hôpital évoquant presque la série de Lars Von Trier par anticipation, Monsieur Pain constitue un morceau abstrait fascinant, qui ne donne pas encore la pleine mesure du génie de Bolano mais qui montre à quel point celui-ci a peut-être beaucoup réécrit le même livre, la même rencontre avortée et mortelle face à un mal qui arrive à nous piquer sans se découvrir. Et il n'y a pas à chier, ça marche à chaque fois avec une patate renouvelée, et augmentée.