Némésis
7.5
Némésis

livre de Philip Roth (2010)

Autrefois, tout était simple. Avant le monothéisme. Chacune des passions humaines était associée à un dieu et vous saviez à quel guichet vous adresser si vous ramassiez une tuile sur la tête. Némésis, c'était la déesse de la vengeance, celle qui châtiait les coupables du fameux hubris, cet orgueil qui pousse les humains à la démesure.

Et puis voilà que tout est condensé un seul dieu, qui y gagne une majuscule. Ce Dieu n'est qu'amour mais il est aussi omnipotent : comment expliquer dès lors qu'il tolère le mal absolu, qui est de frapper des innocents ? La grande question est devenue cruciale avec la Shoah. Bien avant ce drame ultime, on se souvient du fameux discours d'Ivan dans Les frères Karamazov, expliquant que la mort d'un seul enfant suffisait à rejeter l'existence de Dieu. Sur le sujet, a-t-on écrit quelque chose de plus puissant ?

Pour son ultime roman, Philip Roth s'y colle. L'interrogation est ici portée par Bucky Cantor, un animateur sportif entièrement dévoué à ses jeunes. L'épidémie de polio se répand en cet été 1944. Pendant que, sur les plages françaises, les boys tombent comme des mouches, ceux qui sont restés au pays ont droit à leur faucheuse, d'un autre genre : il s'agit d'un virus, qui s'attaque en priorité aux jeunes gens et n'aime rien tant que la chaleur pour se multiplier. Bucky, nommé toute cette première partie "M. Cantor", s'accroche, refuse de céder à la panique, tente de maintenir un semblant de vie normale. Jusqu'à ce que les morts se multiplient. Parallèlement, sa fiancée Marcia lui a dégoté un job à Indian Hill, loin de l'épidémie. Notre Bucky refuse d'abord - le sens du devoir que lui a si bien inculqué son grand-père. Et soudain, sans qu'il comprenne très bien pourquoi, il cède à la tentation. Est-ce de cela qu'il sera puni, tel le premier couple au jardin d'Eden ?

Car, une fois passé les premières semaines, idylliques, un cas de polio survient aussi là-bas, de surcroît l'étudiant préféré de Bucky. Le ver dans le fruit, est-ce lui qui l’a introduit ? Bucky a beau se révolter contre Dieu, tel Ivan chez Dostoïevski, il ne peut s'empêcher de culpabiliser. Ce qui le fera tourner le dos au bonheur, dans la courte troisième partie, où l'on découvre que le narrateur était l'un des garçons dont il s'occupait à Newark - d'où le "M. Cantor" utilisé dans la première partie, qui disparaît dans la deuxième, consacrée à Indian Hill. Alors que Bucky sombrera, refusant toute ouverture vers le bonheur qu'il juge n'avoir pas mérité, le narrateur suivra une pente positive. L'écrivain, lui, se situe sans doute à la croisée de son narrateur et de son héros, décrivant deux penchants contradictoires qui le travaillent.

Le premier mérite de ce roman est didactique : rappeler à l'homme du XXIème siècle ce que fut la polio. Chacun s'est fait vacciner dans son enfance, sans trop savoir ce qu'était vraiment cette mystérieuse maladie, associée vaguement pour moi à la paralysie. Si seulement il était possible de faire changer d'idée un antivax, on lui conseillerait la lecture de ce livre. La situation est angoissante, d'autant plus que, à la différence du récent Covid, on ignore comment elle se transmet. D'où les excès qui ne manquent pas d'advenir, tel que l'ostracisation du jeune simplet Horace. La désignation d'un bouc émissaire comme signe d'une paranoïa est l'une des caractéristiques du nazisme, que les Alliés étaient en train de faire tomber outre-Atlantique cet été-là. Et l'on sait que la doctrine "national-socialiste" n'en avait pas qu'après les Juifs : les handicapés mentaux étaient aussi à éliminer. Et puis, n'a-t-on pas parlé de peste brune à propos du fascisme, proche de l'idéologie nazie ?

Némésis met ainsi en perspective les deux maux de l'époque, celui venu de l'extérieur et celui qui ronge l'Amérique de l'intérieur, thème de prédilection de Roth dans toute son oeuvre. Ainsi Bucky culpabilise-t-il de n'être pas touché par la polio quand il voit autour de lui ses jeunes en être victimes, exactement comme les Juifs qui réchappèrent des camps seront travaillés par la faute. Son combat pour maintenir le moral des troupes à Newark peut d'ailleurs être lu comme une façon de se racheter à ses propres yeux, puisque sa mauvaise vue l'a empêché d'être envoyé en Normandie. L'un de ses deux meilleurs amis y a succombé, ce qui participe du parallèle que Roth établit entre les deux maux. A Indian Hill, Bucky culpabilise d'être heureux. Page 143 :

Ici, il avait l'amour innocent de ses deux futures belles-soeurs et l'amour passionné de sa future femme ; ici, il avait déjà un élève comme Donald Kaplow qui brûlait de profiter de ses leçons ; ici, il avait un magnifique plage aménagée et des douzaines de jeunes, pleins d'énergie, qu'il pouvait former et encourager ; ici, à la fin de la journée, il avait le grand plongeoir d'où il pouvait faire ses plongeons en toute tranquillité. Ici, il était protégé par le plus sûr des refuges contre le tueur déchaîné dans sa ville. Ici, il avait tout ce dont Dave et Jake [ses deux potes parti libérer la France] devaient se passer, et dont les gosses du terrain de jeu de Chancellor devaient se passer, et dont tous les habitants de Newark devaient se passer. Mais ce qu'il n'avait plus, c'était une conscience qui le laissât en repos.

Il y a quelque chose de tragique au sens des Grecs dans l'histoire de Bucky : on ne peut pas échapper à son destin, tout effort pour s'y soustraire ne fait que précipiter l'issue. Ici, notre héros s'est échappé de l'enfer de "Newark équatorial" mais il sera rattrapé par le mal.

Sans dégager une grande puissance littéraire, le style de Roth ménage quelques moments de haute tenue, comme cette description minutieuse du processus de vieillissement physique lorsque Bucky évoque sa grand-mère. Page 103 :

Ce soir-là, en regardant sa grand-mère lui servir son dîner, il se prit à se demander si c'était à cela que sa mère aurait fini par ressembler si elle avait eu la chance de vivre cinquante ans de plus - frêle, voûtée, les os fragiles, avec des cheveux qui, des dizaines d'années plus tôt, avaient perdu leur teinte brune pour faire place à un duvet frisé blanc, les tendons saillants au creux des bras, le bourrelet de chair qui pendait sous le menton, les articulations douloureuses le matin, les chevilles qui gonflaient et causaient des élancements à la tombée de la nuit, une peau translucide, fine comme du papier à cigarette, couvrant ses mains tavelées, et la cataracte qui avait brouillé et décoloré sa vue. Quant au visage qui surmontait son cou flétri, c'était devenu une réseau finement tressé de rides, de petits sillons si minuscules qu'on avait l'impression qu'ils étaient le résultat d'un instrument beaucoup plus subtil que la matraque de la vieillesse - peut-être une pointe sèche, ou l'aiguille d'une dentellière, manipulée de la main de maître pour le faire ressembler le plus possible à l'image qu'on se fait d'une vieille grand-mère.

Il n'est sans doute pas innocent que ce roman, imprégné de la question de la mort comme de celle de la foi en Dieu, soit le dernier de Philip Roth, qui n’écrivit plus rien d’autre les presque dix dernières années de sa vie. Moins puissant que La tache, le meilleur que j'aie lu de lui à ce jour, mais plus profond que Le rabaissement, trop envahi par ses fantasmes sexuels pour une fois ici totalement absents, ce Némésis est une assez belle façon de tirer sa révérence.

7,5

Jduvi
7
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le 8 juil. 2023

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Jduvi

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