Où l'on apprend comment, en 1975, pour un homme bien informé (Illich met 1 à 3 notes de bas de page par page pour citer les innombrables livres, études, documents et témoignages qu'il a lus pour écrire son essai), il était déjà possible de voir que la médicalisation de la société avait transformé le monde entier en une vaste prison où les hommes, grâce aux progrès de la technique, peuvent réaliser leurs cauchemars et s'y enfermer eux-mêmes. La gestion sanitaire hygiéniste du covid n'a été qu'un symptôme particulièrement voyant d'une réalité bien plus abominable et pourtant invisible, parce qu'elle est devenue la norme.

Tout le livre mériterait d'être cité, et en faire une critique reviendrait à le recopier dans son intégralité, ou alors à en oblitérer une part essentielle. Voici seulement quelques citations pour donner un aperçu.


« La corporation médicale a largement cessé de poursuivre les objectifs d'une corporation d'artisans appliquant la tradition et ayant recours à l'habileté, l'apprentissage et l'intuition. Elle en est venue à jouer un rôle jadis réservé au clergé, utilisant des principes scientifiques en guise de théologie, des techniciens en guise d'acolytes et la routine hospitalière en guise de liturgie.


L'art empirique de guérir celui qui peut l'être n'intéresse plus les médecins : ils sont engagés dans une lutte pour le salut de l'humanité, qu'ils veulent dégager des entraves de la maladie et de l'invalidité, et même de la nécessité de mourir. La profession médicale a cessé d'être une véritable corporation, composée d'artisans appliquant au bénéfice de malades en chair et en os les règles d'un art empirique. Elle est devenue un parti d'administrateurs bureaucrates qui appliquent des principes et des méthodes scientifiques à des catégories entières de "cas" médicaux. »



« Le malade qui avait servi de matériel éducatif pour le clinicien s'est transformé en matière première pour l'avancement de la science médicale. [...]


La science médicale, dans son état d'avancement le plus récent, appliquée par le médecin scientifique au "cas" qui lui tombe sous la main, est censée fournir le traitement techniquement adéquat, peu importe si le résultat est la guérison, la mort ou aucune réaction du patient. Sa légitimité est inscrite dans des tableaux statistiques qui prédisent en probabilité ces trois résultats avec une précision mathématique. »



« Une médecine nouvelle, dont le but est principalement de maintenir viable, par la planification du milieu, le phénomène humain dans un monde de machines, est en train de naître. Une telle entreprise vise la création d'une matrice plastique, la programmation de systèmes qui réduisent les risques d'effondrement. La notion de patient s'éclipse devant celle d'homme administré.


La nouvelle politique médicale ayant pour but principal la programmation du système industriel en vue de réduire les risques d'effondrement, transforme le monde en hôpital pour des patients à vie. [...] Si le but de la médecine contemporaine est de rendre sans utilité la capacité qu'ont les gens de sentir et de guérir, l'éco-médecine, elle, promet de satisfaire leur désir aliéné de survivre dans un milieu entièrement programmé. »



« Pour pouvoir fonctionner, la société industrielle doit donner à ses membres de multiples occasions d'être médicalement reconnus comme souffrant d'une maladie réelle et concrète en tant qu'entité distincte. Une société surindustrialisée est morbide dans la mesure où les hommes ne parviennent pas à s'y adapter. En fait, les hommes cesseraient de la tolérer si le diagnostic médical n'identifiait leur incapacité à s'en accommoder à un ébranlement de leur santé. Le diagnostic est là pour expliquer que s'ils ne la supportent pas, ce n'est pas le fait d'un environnement inhumain, mais parce que leur organisme est défaillant. [...] L'origine sociale des entités morbides réside dans le besoin que les populations industrialisées ont d'exonérer leurs institutions. Plus les gens pensent avoir besoin d'être soignés, et moins ils se révoltent contre la croissance industrielle. »



« La société est devenue responsable de la prévention de la mort de chacun de ses membres, le traitement médical, efficace ou non, peut être assimilé à un devoir. Toute mort survenant en l'absence d'un traitement médical est susceptible d'intéresser la justice. La confrontation avec le médecin devient presque aussi inexorable que l'affrontement à la mort. »



« On ne peut comprendre pleinement les racines structurelles profondes de notre organisation sociale si l'on néglige d'y voir un exorcisme multiforme contre toutes les "mauvaises" morts. [...] C'EST LA GUERRE TOTALE. La médecine, mais aussi l'assistance sociale, l'aide internationale, les programmes de développement, tous sont enrôlés dans cette lutte. Les bureaucraties idéologiques de toutes nuances participent à la croisade. Révolution, répression, et même guerres civiles et guerres entre États sont justifiées dès qu'il s'agit d'abattre les dictateurs ou les capitalistes accusés de produire ou simplement de tolérer la maladie et la mort. »



« J'ai vu bien souvent ce qui se passe dans les villages mexicains lorsque l'assistance sanitaire y est introduite. Pendant une génération, la population conserve ses croyances traditionnelles ; elle sait comment mourir et comment affronter le chagrin. Mais l'infirmière et le docteur, confiants dans leur savoir, ont commencé à leur enseigner ce que sont les mauvaises morts cliniques, et qu'il convient de les bannir en y mettant le prix. Au lieu d'améliorer et de moderniser le fonds de connaissances médicinales de la population, ils prônent l'idéal de la mort hospitalière. Les prestations qu'ils délivrent engagent les paysans dans une quête sans fin de la bonne mort conforme à la description internationale, quête qui fera d'eux des consommateurs à perpétuité.

[...]

La lutte contre la mort, qui domine le style de vie des riches, est traduite par les agences de développement en un ensemble de règles que seront contraints d'observer tous les pauvres du monde.

[...]

Dans sa forme extrême, la "mort naturelle" est maintenant le seuil au-delà duquel l'organisme humain refuse tout traitement additionnel. [...] Ils ne rendent pas leur dernier soupir, ils ne meurent pas parce que leur cœur a cessé de battre. La mort qu'approuve la société, c'est celle qui survient lorsque l'homme est devenu inutile non seulement en tant que producteur mais aussi en tant que consommateur. C'est le moment où un consommateur, formé à grands frais, doit finalement passer dans les pertes sèches. »



« Avec la médicalisation de la mort, le soin a accédé au rang de religion mondiale monolithique, dont les dogmes font l'objet d'un enseignement obligatoire dans des établissements spécifiques et dont les règles éthiques sont appliquées à la restructuration bureaucratique de l'environnement : la sexualité devient une matière de programme et partager sa bouchée de pain est rejeté au nom de l'hygiène. »



« L'Hybris industrielle a brisé le cadre mythique qui fixait des limites à la folie des rêves. L'ingénieur les a matérialisés en se servant de la science pour les justifier et de la politique pour confirmer l'adéquation destructrice entre fournisseur et client. L'inéluctable choc en retour du progrès industriel, c'est Némésis pour les masses, le monstre matériel industriel. Anonyme, insaisissable dans le langage de l'ordinateur, Némésis s'est annexé la scolarisation universelle, l'agriculture, les transports en commun, le salariat industriel et la médicalisation de la santé. Elle plane sur les chaînes de télévision, les autoroutes, les supermarchés et les hôpitaux. Les garde-fous que constituaient les mythes traditionnels ont cédé. La procédure juridique ne peut remplacer les tabous dans une société qui proclame le droit de tout le monde à la réalisation du même cauchemar. »



« L'aspiration à l'avoir étouffe l'espoir. L'espérance se réduit aux attentes normalisées. La gestion industrielle des besoins castre la fantaisie. »



« Némésis médicale, c'est l'auto-déréglage institutionnel de l'homme vers le cauchemar. C'est l'expropriation du vouloir-vivre de l'homme par un service d'entretien qui se charge de le maintenir en état de marche au bénéfice du système industriel.

[...]

Le syndrome est reconnu, mais son étiologie continue à être attribuée à une défaillance de la technologie aggravée par une gestion égoïste de Wall Street ou du Parti. On ne voit pas que Némésis est l'incarnation sociale de la convoitise, de l'envie, de la paresse. »


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le 20 août 2025

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Gaspard Rivron

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