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"- Que c'est bizarre de se regretter ! - dit-elle, abandonnant lentement sa rêverie et revenant à lui du regard. - Moi, je me regrette souvent, je me regrette telle que j'étais jeune fille, et j'aime cette jeune fille comme quelqu'un qui m'aurait touchée de très près, avec qui j'aurais partagé mes joies et tout... et que j'aurais perdu sans qu'il y eût de ma faute... Le beau temps que c'était ! Vous ne concevez pas le charme idéal répondu sur l'existence d'une jeune fille qui commence à aimer. Cela ne pourrait être exprimé autrement que par de la musique... Imaginez une fête dans un palais de fées où l'air scintille, comme de l'argent qui miroite. Ce palais est plein de fleurs dont les couleurs changent incessamment. Tout y vibre de sonorités joyeuses, pourtant très douces; les vagues pressentiments étincellent comme un vin mystique, en des coupes de rêves. Partout à travers les salles, des chants et es parfums... Tenez, j'ai envie de pleurer quand je songe à cela, et aussi en me disant que si, par miracle, tout cela m'était rendu, je ne pourrais plus vivre cette vie-là... je tomberais lourdement comme un bœuf qui s'aviserait de se mouvoir sur une toile d'araignée !
- Mais non ! - répliqua Niels avec vivacité et d'une voix qui tremblait - vous aimeriez bien plus délicatement, plus intellectuellement que la jeune fille.
- Intellectuellement ! ... Dieu, que je hais l'amour intellectuel ! Cet amour-là ne porte que des fleurs artificielles, écloses dans le cerveau, le cœur étant incapable d'en produire. Ce que j'envie à la jeune fille, c'est que chez elle rien n'est faux, elle ne remplace pas le pur amour par le de vaines chimères. Ne croyez pas, parce que l'amour est chez elle mêlé de rêverie, qu'elle fasse plus grand cas de ses rêves que de la terre sur laquelle elle marche. Non ; tous ses sens, tous ses instincts, toute ses facultés sont tendus vers l'amour; elle le cherche partout infatigablement. Ses rêves ne la satisfont pas. Elle est bien trop réaliste pour cela, elle l'est tellement qu'elle devient souvent à son insu naïvemeno cynique... VOus ne vous doutez pas qu'il y ait pour une jeune fille une jouissance énorme à respirer en secret l'odeur de tabac dont son imprégnés les vêtements de son bien-aimé. Cela la ravit autrement que des milliers de rêves !... Je méprise les rêves et les chimères. Lorsque tout notre être crie vers l possession d'un cœur humain, une félicité imaginaire peut-elle nous suffire ? Que de fois pourtant il ne nous est offert que cela ! Et que de fois nous devons nous résigner à être parées par celui que nous aimons de jolies choses créées par son imagination à lui ! Il nous ceint le front d'une auréole, nous colle des ailes aux épaules et nous habille d'un robe parsemée d'étoiles; alors seulement il nous juge dignes d'être aimées, quand nous avons revêtu ce costume de mascarade où nous ne pouvons nous montrer telles que nous sommes en réalité, parce que ce travestissement nous gêne et parce qu'on nous trouble en se jetant à nos pieds dans la poussière pour nous adorer, au lieu tout bonnement de nous prendre comme nous sommes en se contentant de nous aimer.
[...] Il s'avisa pourtant de dire que la meilleure preuve de l'étendue de l'amour chez l'homme était que pour se justifier d'aimer à ce point une créature, il lui fallait entourer celle-ci d'un reflet de divinité.
- C'est précisément cela qui est blessant pour nous, dit madame Boye. Ne sommes-nous pas suffisamment divines pour nous-mêmes ?
Il sourit avec condescendance.
- Ne souriez pas, ceci n'est pas une plaisanterie. C'est au contraire très sérieux, car cette adoration qu'on nous témoigne est au fond tyrannique, ni plus ni moins; les hommes veulent de force nous façonner d'après leur idéal. Ce qui dans notre nature est contraire à cet idéal, il le suppriment, en l'étouffant, ou en feignant de l'ignorer; par contre ils exaltent ce qui n'est pas notre nature ou ce qui ne nous est pas particulier, ils le cultivent avec frénésie en supposant toujours que nous en sommes richement pourvues; ils en font la pierre fondamentale de l'édifice de leur amour. J'appelle cela violenter notre nature vouloir nous dresser. L'homme est dresseur en amour. Et nous acceptons cela, notre faiblesse est à ce point méprisable que celles-là même qui n'ont pas l'excuse d'aimer se soumettent avec les autres !
Elle se souleva et regarda Niels avec un geste menaçant.
- Si j'étais belle, d'une enivrante beauté, plus belle qu'aucune autre, si belle que tout ceux qui me verraient devinssent la proie d'un torturant et inextinguible amour, qu'ils fussent subitement ensorcelés, oh ! comme je les forcerais, de par la puissance de ma beauté, à adorer, non pas leur idéal convenu et froid mais à m'adorer, moi vivante et vraie, à adorer chaque parcelle de moi-même, chaque manifestation de ma nature !"


"Vous me demandez si vous devez espérer, je vous réponds : "Non, il n'y a pas d'espoir possible". Il n'y a pas là de quoi rire. Mais laissez-moi vous dire ceci : depuis le moment où vous avez commencé de m'aimer, vous deviez savoir quelle serait ma réponse, et vous le saviez, n'est-ce pas ? Cela ne vous a pas empêché de tendre de toutes vos forces vers le but que vous ne pouviez atteindre. Votre amour ne m'offense pas, monsieur Bigum, mais je le blâme. Vous avez fait ce que font beaucoup d'autres : il ne veulent pas voir la réalité, ils ne veulent pas entendre le non qu'elle oppose aux désirs, ils oublient l'abîme qui sépare ces désirs de leur objet... On veut vivre son rêve. Mais la vie ne tient pas compte des rêves, il n'y a pas un seul obstacle réel dont ils puissent triompher. Un beau jour on se réveille en gémissant au bord de l'abîme qui est toujours là et qui n'a pas changé. Mais soi-même on est changé, car dans le rêve on a exaspéré ses désirs à un tel point que cela devient une souffrance atroce... On regrette amèrement de ne s'être pas mieux gardé; hélas ! il est trop tard : on est malheureux...
Elle se tut, un instant. Elle avait parlé d'une vois tranquille et voilée, comme si elle se fût parlé à elle-même. Mais sa voix devint froide et dure :
- Je ne puis rien pour vous, monsieur Bigum, vous ne m'êtes rien de ce que vous voudriez m'être : si cela vous rend malheureux, soyez malheureux; si cela vous fait souffrir, souffrez. Il faut qu'il y ait des êtres qui souffrent... Lorsqu'on fait d'une créature humaine son idole et la maîtresse de sa destinée, il faut s'incliner devant les arrêts de l'idole, mais il est imprudent de se faire des dieux et de leur livrer son âme, car il y a des dieux qui ne veulent pas descendre de leur piédestal... Votre divinité est si petite, monsieur Bigum, si peu digne d'être adorée ! Oubliez-la et soyez heureux avec quelque brave fille du pays.
[...] Pour la première fois, la vie lui faisait peur : il comprenait que lorsqu'elle condamne une créature à souffrir, ce n'est ni un jeu ni une plaisanterie et que la créature doit subir le supplice, - qu'il ne se présente pas au dernier moment un sauveur comme dans les contes , et qu'on ne se réveille pas, rassuré, après un mauvais rêve."

Rubedo
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le 29 oct. 2018

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