"Pour d'autres (hommes) encore, la douleur est ressentie comme une violence dont ils sont les victimes, une chose barbare que jamais ils ne peuvent admettre comme une épreuve, un châtiment ou même comme une simple conséquence de leur destinée. C'est pour eux un acte tyrannique, le fait de quelque haine qui les poursuit, et dans leur cœur reste toujours plongé le fer qui l'a blessé."

Cruels sont ces auteurs qui, dans une optique d'éducation briseuse d'illusions, infligent à leurs héros la proximité d'une mort trop précoce ; étape symbolique dans le développement du jeune homme, ce décès symbolise souvent cette renaissance à la vie, le commencement d'un long cheminement vers un certain apprentissage à la dure, confronté aux basses réalités de ce monde et à la vilenie de ses habitants.
Chez Jacobsen, cette confrontation à la mort est d'autant plus cruelle qu'elle n'aboutit que sur un apprentissage mort-né et sur la construction d'un héros qui a perdu, avant même le développement du récit, tout semblant d'âme et d'avenir.

Niels Lyhne agit comme un Job désarticulé, comme une poupée inanimée aux mains d'un Dieu joueur et mesquin qui cherche à prouver son point, mais dont les paroles évangéliques ne tombent que dans l'oreille d'un sourd danois désabusé. De la même manière que le personnage biblique, Niels a tout pour être heureux ; de franches camaraderies, un succès certain avec les femmes, et une verve poétique qui, il l'assure d'ailleurs, s'il se devait à l'employer, lui apporterait renommée et succès.
Malheureusement pour lui, il a fait le pari inverse de Job et à la première épreuve divine, et devant l'insuccès de ses prières répétées et miséricordieuses, il n'a eu écho que du lourd et terrible silence du Dieu fier.

Athée convaincu dans son plus jeune âge et ses premières désillusions, partout où Niels passera il entraînera la mort, la prise de distance et la décrépitude des sentiments les plus nobles de l'existence. Effleurant à de multiples reprises le bonheur et la plénitude, il aura néanmoins le don de gâcher toutes ses relations une à une ; et tout cela sans en être véritablement fautif, sans qu'il n'ait mal agi, comme si sa seule présence condamnait les cœurs à faner, comme si rien de pur et de louable ne pouvait se fixer en lui et autour de lui.
Seul il le deviendra de plus en plus, mais toutefois sans jamais oublier, derrière son dos, la présence du divin ; Niels aurait pu oublier Dieu, comme l'on oublie les enfantillages auxquels on ne croit plus depuis longtemps. Son athéisme est celui de l'homme qui a renoncé et qui haït, qui tente de vivre sans toutefois oublier la trahison subie.

Et comme une dernière raillerie, durant une scène symbolique de la lutte interne et religieuse du roman, la femme qu'il aura finalement épousée, à l'agonie, femme qu'il avait peu à peu détournée de ce Dieu inutile ; cette femme, dans les peurs et délires du dernier instant, fera monter un pasteur et choisira de passer les dernières minutes restantes en compagnie de celui que Niels déteste tant, le laissant lui, son pauvre amour trop humain et trop terrestre, seul avec sa haine et son désespoir.
Mingus
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le 14 nov. 2013

Modifiée

le 14 nov. 2013

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