Aristocratisme radical et herméneutique de l'innocence

« La seule marque de reconnaissance qu'on puisse témoigner à une pensée comme celle de Nietzsche, c'est précisément de l'utiliser, de la déformer, de la faire grincer, crier. Alors, que les commentateurs disent si l'on est ou non fidèle, cela n'a aucun intérêt. »


Voilà ce que disait Michel Foucault sur l'herméneutique de Nietzsche. L'herméneutique est, en gros, un système d'interprétation appliqué à un texte, à un auteur. Domenico Losurdo parle quant à lui d'herméneutique de l'innocence concernant le philosophe allemand. En effet, Foucault a au moins l'honnêteté (avec Deleuze également pour qui « faire des enfants dans le dos » n'est pas un problème non plus) de dire qu'il instrumentalise la pensée de Nietzsche alors que beaucoup d'autres philosophes se réclamant de cette pensée semblent de défendre corps et âme sa philosophie contre toute interprétation qui se révèlerait potentiellement dangereuse, réactionnaire, voire fasciste.


Ainsi, les herméneutes de l'innocence admettront très bien de recontextualiser historiquement la pensée de n'importe quel philosophe, mais pas Nietzsche, lui, c'est une comète passée dans le ciel des idées. Après tout, Nietzsche se revendique lui-même comme entièrement « inactuel ». Personnellement, je pense avec Hegel que dépasser totalement son temps est une impossibilité : « Tu ne pourras pas être mieux que ton temps, mais ton temps tu le seras au mieux ».


Alors, que faire du rapport de Nietzsche à son époque ? A mon avis, certainement pas de jeter cette dernière par-dessus son épaule. Il faut donc reconstruire la pensée du philosophe, en établir clairement les continuités et les discontinuités, car même si ce dernier refuse la systémisation de sa pensée, il n'en reste pas moins que son œuvre possède des fils rouges et des axiomes. Pour prouver ce que je vais avancer, je renvoie au millier de (longues) pages du livre de Losurdo qui a fait un travail monstrueux pour comparer les écrits de Nietzsche aux auteurs de son époque de tout bord, pour mettre un peu d'ordre en faisant des liens entre les différents écrits du philosophe, etc. De plus, cela implique de ramener Nietzsche aux faits historiques et... à la politique. Quoi ? Traîner Nietzsche si bas, dans la boue de la politique ? Mais comment osons-nous... Après tout, Nietzsche déteste la politique, s'en fiche complètement, veut dépasser son temps, c'est Michel Onfray qui l'a dit ! Nietzsche c'est l'esthétique, l'Art. Je vais laisser la place à de longues citations du livre de Losurdo qui répond très bien à cela.


Donc, pour résumer très succinctement les différents points qui ressortent du livre qui met fin à l'herméneutique de l'innocence qui touche Nietzsche : Ce dernier peut être caractérisé d'aristocrate radical, il a lui-même approuvé cette qualification que lui avait donné un de ses lecteurs de l'époque. Son axiome : l'extrême hiérarchisation est dans la nature des choses. Nietzsche est un penseur de la hiérarchie, du pouvoir, et non sa critique (sa récupération par Foucault est très cocasse à cet égard, il aurait été absolument vomi par le philosophe allemand). Historiquement, il se place dans la réaction anti-démocratique de la fin du XIXe siècle qui déteste la Révolution française. Bien sûr, Nietzsche en fait la généalogie et y met tout un tas de choses : les socialistes, les chrétiens, tout ça, c'est le socratisme, une dégueulasserie égalitariste. Evidemment, il faudrait de nombreuses lignes pour préciser tout cela (Nietzsche sait très bien être violemment critique des autres réactionnaires de son époque), mais je renvoie au livre. Ce qui découle de tout cela : faire l'aveugle lorsque Nietzsche appelle explicitement à l'esclavagisme (massif) tout le long de son œuvre, ce n'est pas possible. La promotion de l'eugénisme viendra à la fin de son œuvre lorsque celui-ci deviendra une science populaire à la fin du XIXe siècle. Tout cela doit servir cet aristocratisme radical : toute l'émancipation individuelle que prône Nietzsche ne doit toucher qu'une élite radicalement séparée (ségrégation verticale) de masses esclavagisées, car c'est une fatalité de devoir sacrifier des masses entières afin d'obtenir une haute culture. Idéologie de la vie, idéologie de l'art. En un sens, le projet politique (explicite) nietzschéen peut même être considéré comme une forme d'utopisme (dystopie, pour moi en tout cas, donc), elle n'en reste pas moins une ferme conviction pour Nietzsche, il y appelle, avoue avoir voulu embrigader la jeunesse dans ses premières œuvres, puis appelle explicitement à la fondation d'un « parti de la vie » vers la fin de sa vie consciente.


Bref, je n'en finis plus de devoir terminer d'écrire cet avis et je continue d'être particulièrement insatisfait car il faudrait affiner et préciser encore très longuement. Pour terminer, je dirais simplement aux sceptiques que l'auteur n'est pas un anti-nitzschéen primaire. S'il s'est cassé le cul à écrire cette œuvre massive, ce n'est pas pour dire que Nietzsche = Hitler, et qu'il ne faudrait pas le lire. Losurdo rappelle à plusieurs fois son admiration pour la pensée de Nietzsche alors que celui-ci est un socialiste qui serait donc également vomi par le philosophe. Mais justement, il s'agit de prendre en compte la critique nietzschéenne de tout cela lorsqu'elle est pertinente. Dans ce livre, nous en apprenons donc énormément, non seulement dans la synthèse faîte de la pensée de Nietzsche, mais aussi par les références extrêmement nombreuses qui nous plongent dans la seconde moitié du XIXe siècle, c'est très intéressant. Le seul défaut : le temps et l'argent qu'il faut y consacrer (40 balles ! Mais il les vaut, le livre est bien édité).


Je termine enfin par quelques citations de Losurdo qui explicite notamment sa démarche :


« Au sein de l'herméneutique que nous sommes en train d'examiner, l'histoire, non seulement n'est pas reconstruite, mais elle n'est même pas interrogée. Nous sommes en présence d'une lecture qui, contrairement à celle en noir et blanc reprochée, parfois à juste raison, à Lukacs, pourrait se définir comme une lecture à l'eau de rose, dans la mesure où elle fuit, comme une violence et une contamination intolérables, toute enquête qui vise à reconstruire la signification historico-politique d'une proposition philosophique : les conflits qui marquent une époque historique s'évanouissent et se taisent comme par enchantement, une fois qu'est atteinte la sphère de la philosophie ou de l'art. C'est une historiographie d'autant plus singulière qu'elle est appliquée à un maître de l'école du soupçon, qui parvient à flairer le conflit sociopolitique, non seulement, comme on l'a vu, dans la prédication évangélique, mais aussi dans le syllogisme socratique, dans la logique, et dans la science en tant que telles, bref, dans tous les phénomènes culturels, y compris ceux qui se meuvent apparemment dans une sphère totalement abstraite. Voilà qui est clair désormais : pour pouvoir l'apprécier en tant que grand philosophe, Nietzsche doit être défendu en premier lieu contre ses propres défenseurs. »


« Sauf que, surtout en ce qui concerne Nietzsche, l'herméneutique aujourd'hui dominante transfigure en pure métaphore et en pure expression artistique la grandiose traduction épistémologique, et philosophique d'un discours éminemment politique. C'est une opération qui se heurte justement en premier lieu au philosophe qui est l'objet de cette transfiguration. Celui-ci va même jusqu'à exprimer son indignation lorsqu'il tombe sur une lecture de Zarathoustra qui, après l'avoir considéré avec bienveillance comme un "exercice de style supérieur", invite son auteur à "songer à se préoccuper aussi du contenu". Le "contenu" dont le recenseur perçoit le manque, Nietzsche s'empresse immédiatement de le préciser, et celui-ci est, sans la moindre ambiguïté et de façon éclatante, politique : "le mot surhomme [...] désigne un type bien réussi au suprême degré, par opposition à l'homme moderne, à l'homme bon, aux chrétiens et autres nihilistes", c'est à dire par opposition au mouvement démocratique et socialiste, expression culminante de la trajectoire subversive inaugurée par la prédication évangélique et par le prophétisme juif. Zarathoustra et la "distinction qui est le propre du surhomme" sont là pour combattre et condamner des siècles de vulgarité et de subversions plébéiennes. »


« On le voit, en se référant particulièrement à la célébration de l'art au pathos antipolitique de Nietzsche, les interprètes de style "purement" philosophique tendent à présenter comme un remède ce qui, dans l'analyse des historiens est la maladie elle-même. Les paradoxes ne cessent de s'ajouter aux paradoxes : on pourrait dire que les premiers ont oublié la leçon de Walter Benjamin qui voit en "l'esthétisation de la politique" le trait fondamental du fascisme ; ce sont les seconds qui le leur remettent en mémoire. »

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le 2 mai 2021

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