Noô
7.2
Noô

livre de Stefan Wul (1977)

Livre-univers halluciné et hallucinatoire.

"À la mort de ses parents ethnologues, le jeune Brice part sur leurs traces à la recherche du lac fabuleux d'El Dorado. Or El Dorado n'est pas un lac, ni un mythe... C'est le début d'un voyage initiatique dans la forêt amazonienne où la peur, la faim et la maladie l'entraînent loin, plus loin qu'il ne l'aurait cru. Est-il encore sur Terre ? Qui est vraiment El Dorado ? Que fuit-il ? Qu'est-ce que le Noô, objet de tant de convoitises et de conflits ? À la fois space opera mythique et roman d'apprentissage, Noô est enfin disponible en un seul volume."



Après Le grand silence, mon autre lecture fleuve fut un autre roman de science-fiction celui-là, pourtant bien aux antipodes de l'oeuvre de Robert Silverberg. Là où ce dernier était terrestre est plongé dans d'étranges lentes strates temporelles (lire ma chronique du roman pour comprendre), Noô est à la fois space-opéra dépaysant, récit d'aventure et d'initiation où "découvertes" (tant pour le personnage principal que le lecteur) semble le maître-mot. C'est aussi un roman exigeant qui demandera quelques efforts au lecteur afin que celui-ci soit pleinement emporté.


D'abord la langue. Si les premiers chapitres en forêt amazonienne semblent relativement simples et évoqueront des images évidentes à tout lecteur (Le livre de la jungle, les récits d'expéditions, les oeuvres de Conrad), dès lors que Brice commence à perdre "pied" et est emmené bien malgré lui vers les étoiles, le décollage est imminent et le vocabulaire s'enrichit constamment de mots à chaque pages, produisant presqu'un effet hallucinatoire chez celui qui le lit, un peu comme les effets de "l'euphorine" (tiens, en voilà un bon exemple de mot nouveau, mot-valise dont on se doute qu'il se compose d'euphorie et d'aspirine !), cette drogue en comprimé qui abrutit momentanément celui qui en prend afin de lui faire accepter plus facilement la réalité des choses. Et cette précision et de l'écriture-même et du langage utilisé dans Noô a en effet de quoi vous faire tourner la tête. La meilleure comparaison que je puisse en donner de mon vécu c'est quand je suis allé au Québec à plusieurs reprises. A chaque fois j'ai été dépaysé par ce français qui a poussé et grandit, isolé de tout, quand le pays était abandonné par l'état français et livré aux mains des anglais.


C'est cette hybridation étonnante de la langue qu'on a affaire dans Noô puisque la majeure partie des peuples vivant à plusieurs années lumières sur les planètes de Soror et Candida parlent en grande partie le français ! Sans rentrer trop dans les détails et déflorer la fascination et le mystère qu'entretient le livre, on précisera qu'à une époque très lointaine, une race d'extra-terrestres, les Fâvds ont déporté pas mal d'humains avec leurs animaux domestiques (chiens et chevaux). Il y a donc un parallèle entre la civilisation humaine terrienne et celle de Soror comme il y en a eu entre les gens de France et ceux qui vécurent dans les colonies française, notamment le Québec. D'ailleurs les noms des lieux et villes ne peut qu'y faire penser à nouveau. Si je vous dis Trois rivières, vous me dites que c'est au Québec. Soit. Si je vous dis Cent-Rivières et Grand'Croix... C'est Soror.


Ensuite les descriptions. Noô est dès le début pensé comme une grande fresque.


Si Stefan Wul commence la rédaction en 1972, le roman ne paraîtra fini qu'en 1977, mettant fin à près de 18 ans de silence étant donné qu'avant ça, il faut remonter à 1959 avec Odyssée sous contrôle. On a dès lors l'impression que Wul met clairement ses tripes pour ce qui est d'ailleurs son dernier roman. Jamais auparavant dans les oeuvres majoritairement plus courtes n'y avait-il autant de descriptions, de détails minutieux de cet univers mis en place. A l'instar d'autres écrivains, Wul scinde le livre en plusieurs parties, n'oubliant pas même à la fin un petit "lexique de noômologie" de 43 pages (le roman est un joli pavé avoisinant les 670 pages) faisant à la fois office de conclusion, porte de sortie, dico... Ce n'est pas forcément comparable aux appendices à la fin du Dune de Frank Herbert mais la volonté et le but en sont assez similaires.


Toujours dans cette volonté d'offrir un voyage (ultime ?) à son lecteur, on découvrira de long en large la géographie de deux planètes (Soror et Candida), les animaux et la flore, les véhicules (étonnantes repteuses flottantes sur les routes tel le skate-board du héros de Retour vers le futur ! Et les vols en kélides qui n'ont rien à envier à nos dirigeables et avions), les sensations (et elles sont nombreuses !), les moeurs de la population... Une grande part est laissée à la biologie de cet univers afin de témoigner d'une évolution autre, plus proche de la nature et de certaines idées un brin utopiques liées aux années 70 tout en étant d'un certain pessimisme. Si La Terre a évoluée sous l'égide de l'industrialisation et de la mécanisation, les mondes de Soror utilisent la génétique et l'écologie pour régir une bonne partie de leurs principes. C'est assez difficile à décrire mais les exemples ne manquent pas dans le roman, de cette école construite dans un arbre immense sans l'entraver à Grand'Croix en passant par des combinaisons pulvérisables où l'on s'asperge d'une espèce végétale poussant sur l'épiderme afin de supporter les intempéries et baisses de températures tout en voyageant incognito et sans être repéré par d'autres humains (c'est vrai qu'en étant comme un lichen géant au sein de lichens encore plus géants à 21545 années lumières et j'en passe de la Terre, on relativise facilement). Cf extraits sur mon blog dans la chro' en lien.


Je me souviens avoir acheté le livre bien plus jeune au début des années 2000 dans son édition Folio SF (il est depuis décembre 2014 aussi réédité dans les superbes grosses "Intégrales Stefan Wul" aux éditions Bragelonne) mais éprouvé quelques difficulté à le lire à l'époque. En fait, j'avais été emporté dedans mais une fois décroché par erreur, impossible de m'y remettre, perdre le fil était alors une erreur regrettable. Je pense aussi que j'avais la flemme de m'y remettre tellement le vocabulaire, l'univers et sa richesse me faisaient tout autant peur que les nombreuses considérations sociales et métaphysiques que contiennent le roman. Un roman qui fut d'ailleurs même refusé par plusieurs éditeurs à l'époque avant que l'un d'eux n'accepte. Je pense qu'en fait je n'étais alors pas encore prêt puisqu'en décidant de m'y replonger une décennie plus tard, cette fois je suis allé jusqu'au bout du voyage. Et même, arrivant aux dernières pages, je souhaitais que l'aventure ne s'arrête pas, qu'on me balance 500 pages de plus, c'est dire !

L'imagination de Wul est addictive. Très addictive.

Et c'est en vous conseillant ce roman fleuve, ce roman-univers magistral que je choisis de m'envoler vers d'autres mondes dont je ne peux plus me passer...
Nio_Lynes
9
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le 26 déc. 2014

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Nio_Lynes

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