Nous
6.8
Nous

livre de Evguéni Zamiatine (1920)

« Nous (autres) » n'est pas seulement, comme on serait tenté de le croire, une critique du système totalitaire en gestation dans la Russie des années 1917-1920 (date de la parution de l'oeuvre). C'est le procès de tout modèle quantophrénique, de toute « gouvernance » par les nombres comme dirait Alain Supiot, de toute prétention politique à rationaliser : le travail d'abord mais, plus encore, la vie même dans toutes ses dimensions.


On aurait tort de penser que c'est là le procès du seul régime soviétique, même si Evgueni Zamiatine a effectivement en ligne de mire ces dérives qu'il (lui qui fut bolchévique et participa à la Révolution d'Octobre) craint de voir se réaliser avec le durcissement du régime. On aurait tort de ne lire ce texte que comme un samizdat parmi d'autres, n'ayant d'autre portée que la critique d'une dictature prétendument prolétarienne, en réalité nouveau capitalisme d'Etat. Précisément :


Si « Nous » est considéré comme l'oeuvre séminale dont sortiront « 1984 », « le Meilleur des mondes » et autres dystopies brillantes tant elles sont éclairantes, c'est que sa portée est bien plus large : Zamiatine souligne ici les effets déshumanisants de toute prétention à la rationalisation du vivant humain (et d'ailleurs ; on est en droit de le penser désormais, du vivant tout court), de ce que l'on pourrait nommer, pour parodier Taylor (le grand accusé de ce roman) de toute volonté d'organisation scientifique de la vie.
Or, elle est actuellement à l'oeuvre, autant qu'elle le fut en Union soviétique, dans nos sociétés prétendument libérales où l'individu est inéluctablement et de plus en plus réduit à une somme d'informations chiffrées, et même numérisées « grâce » aux algorithme qui nous observent et, progressivement, nous orientent, nous dirigent, bref nous gouvernent de plus en plus dans chaque sphère de notre vie : du travail à la consommation, et jusqu'à nos représentations les plus fondamentales sur ce que c'est que d'être en bonne santé, d'être heureux, d'aimer, de créer, etc., synthétisant par accumulation et concaténation de données chiffrées les voies à suivre.


Quant à la démocratie : elle n'est que de façade, en réalité aux mains des lobbyistes qui s'activent pour faire élire leurs poulains, ceux-là même qui prônent l'homme asservi au « projet » consumériste sans conscience, homme nécessairement, toujours, sans cesse qualifié de « nouveau », c'est-à-dire adapté, régénéré, amélioré, inconscient de ses limites, certain de ses vérités, sûre de sa supériorité et futur colonisateur de nouveaux mondes où il ira distiller son même poison.


De « Propaganda », d'Edouard Bernays (le père de la propagande actuelle), en passant par « le viol des foules par la propagande » de Serge Tchakhotine, « La fabrique du consentement » de Noam Chomsky, « Se distraire à en mourir » de Neil Postman, ou encore « Principes élémentaires de propagande de guerre » d'Anne Morelli, en ce qui concerne le lavage de cerveau ; et des écrits de Samuel Butler (« Détruisons les machines »), à ceux de Evgeny Morozov (« le mirage numérique », « Pour tout résoudre cliquez ici ») en passant par les travaux de Bernard Charbonneau, et Jacques Ellul sur le système technicien, de David Noble (« le progrès sans le peuple ») de Neil Postman (« Technopoly ») ou encore d'Eric Sadin (« L'intelligence artificielle ou l'enjeu du siècle ») et de Jean Michel Besnier (« L'homme simplifié par exemple ») concernant l'aliénation complète (jusqu'à la dépossession de notre pouvoir d'agir et de décider) il faut être soit un idiot soit un idéologue (…) pour continuer de prétendre que nous vivons dans le « monde libre ».

Julius-Grakus
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le 21 déc. 2021

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