"Une éternelle nuit l'oblige à me quitter"
Voilà une lettre, celle d'un ami vivant à un ami mort, qui fait le récit de leur amitié, avec un troisième ami. Et l'on se demande parfois comment l'amitié a pu naître entre ces trois là. Le narrateur, qui écrit la lettre, n'est pas un personnage exigent : il laisse entrer l'Estropié dans sa vie, sans se poser de question, dit qu'il l'a accueilli "à bras ouverts", vit une relation indifférente avec une femme, et ne semble pas déçu de réaliser qu'il n'écrira jamais son grand oeuvre. Il laisse entrer ce troisième personnage, auquel il écrit cette lettre, de la même manière dans sa vie : le fruit d'un heureux hasard qui l'a fait le croiser un soir dans la rue. Mais cet ami désormais mort, Pedro, ce poète aussi maudit qu'on puisse l'être, est justement trop exigent, et on ne l'aime pas forcément, du moins pas au début.
Il prend, prend et prend encore. Il ne laisse jamais la parole aux autres, son histoire ne laisse pas de place à celle de ses amis, son chagrin, son mal de vivre ne laisse de place à rien d'autre. Il prend ce que l'Estropié a de plus précieux, son exemplaire relié à la tranche dorée des oeuvres complète d'Eluard, pour les donner à des femmes qui n'en n'ont rien à faire, il ignore son ami. Et l'on se dit, comment peut-on faire ça à son ami ? Ce passage m'a vraiment fait mal au coeur. Et surtout, il prend, il prend les textes des autres, il récite les textes des autres poètes, qu'il s'approprie, comme il s'approprie le rôle du facteur ou du cireur de chaussures. Voltaire n'a-t-il pas dit que "L'art de la citation est l'art de ceux qui ne savent pas réfléchir par eux-même" ? Il accapare aussi dans la mort, obnubilant tous ceux qu'il a laissés sur terre, tous ceux auxquels il a laissé son souvenir.
Mais peu à peu, on se rend compte qu'il donne aussi à sa manière. Il donne le sourire à la vendeuse de cigarettes au détail, il donne la consolation et redonne la voix à une jeune fille qui vit son premier chagrin d'amour, il donne sa dernière larme à Madame Armand, il donne aux enfants des textes dont ils déclameront les fragments dont ils se souviennent pour mieux détrousser les passants, et enfin, il donne ce qu'il n'avait jamais donné auparavant, il donne des textes originaux, cette Parabole du failli, à la dédicace aussi inachevée que son existence, qui est peut-être dédiée à une femme, qui est peut-être dédiée à la femme.
Les premières pages de Parabole du Failli ont été difficiles pour moi, j'ai eu du mal à me mettre dans le texte de prime abord. Mais j'avais promis de le lire à ma collègue, qui est une grande admiratrice de Lyonel Trouillot, j'avais promis de le lire pour le club de lecture de la librairie dans laquelle je travaille, j'avais promis de le lire parce que nous faisons une animation autour de ce roman pour le Printemps des Poètes, et je m'étais promis de le lire quand j'ai rencontré Lyonel Trouillot il y a quelques mois, parce que c'est quelqu'un de très affable.
Bien lancée, je l'ai finalement lu d'une traite. Le style est fluide, très empreint de lyrisme, de poésie. Il le serait même si l'on avait pas le plaisir de retrouver tous ces extraits de poésie qui ponctuent agréablement le récit. Cette lettera amorosa amicale n'est pas le récit des reproches des vivants à un mort, quoiqu'ils lui en veuillent, mais bien un hommage à la vie, même dans ses excès, dans ses déceptions, ou dans ses malheurs.
Titre de la critique : "Adonis", La Fontaine