Encore un livre lu et relu à l'adolescence qui me bouleverse toujours des dizaines d'années plus tard.

Pêcheur d'Islande est un des romans phares de Pierre Loti (pour mon imaginaire, en tous cas) avec "Ramuntcho" et "Aziyadé". C'est vrai que j'ai une certaine prédilection pour ce genre appelé, je crois, les "romans maritimes". Par exemple, Roger Vercel dont j'ai lu beaucoup de livres. Vercel et Loti sont fondamentalement différents et occupent deux créneaux très distincts. Le premier, qui n'a jamais pratiqué la mer mais beaucoup écouté les marins et les pêcheurs a fait des récits documentés voire techniques (bluffants) mais réalistes. Le second, qui a beaucoup pratiqué la mer sous toutes les latitudes, en tant que militaire, a fait des récits beaucoup plus poétiques, beaucoup plus lyriques, en s'appuyant sur les âmes de ses personnages et peu sur la technique de navigation ou de pêche. Mais les deux ont un diabolique point commun, c'est qu'ils font des récits poignants qui laissent le lecteur haletant après sa lecture.

"Pêcheur d'Islande" est une histoire de pêcheurs "islandais" de la région de Paimpol que je situerais vers le milieu du XIXème siècle à une période où la marine était à voile, où les pêcheurs partaient pour de longs périples pendant l'été vers l'Islande pour en ramener des morues et où les traditions étaient sévères et profondément respectées jusqu'à la superstition.

Le retour des Islandais en Septembre est synonyme de fêtes, mariages, baptêmes des enfants conçus lors du précédent hiver. Mais il est aussi synonyme de mort car tous ne reviennent pas. "La mer toujours, la grande nourrice et la grande dévorante de ces générations vigoureuses, s'agitant elle aussi, faisant son bruit, prenant sa part de la fête".

Le roman est bâti autour de quelques personnages. D'abord Gaud Mével, la demoiselle qui a été éduquée à la ville mais dont le père, ancien Islandais, "un peu forban", va faire de mauvaises affaires. Sa mort entraînera Gaud vers une nouvelle pauvreté. Puis Yann, le fils Gaos, colosse taciturne, un peu dédaigneux, peu pressé de se marier ; il évoque en rigolant plutôt un mariage avec la mer qui le fascine et l'attire ; "et je vous invite tous, ici tant que vous êtes, au bal que je donnerai".

Un autre personnage clé du roman, c'est le jeune Sylvestre Moan qui est le grand ami de Yann avec qui il fait les campagnes de pêche, qui se désole de ne pas pouvoir marier Yann avec Gaud. C'est le bon génie du roman car il est aussi un ami d'enfance de Gaud.

En arrière-plan, la grand-mère de Sylvestre, Yvonne Moan qui fait écrire son courrier à destination de Sylvestre par Gaud. C'est la continuité entre les générations. Elle protège ceux qu'elle aime. Elle ne compte plus les gens disparus en mer que ce soit, son père, ses frères, son mari, ses enfants : seul, reste Sylvestre qui va partir faire son service militaire pendant cinq ans en Chine. Quelle magnifique scène celle où elle se déplace jusqu'à Brest pour voir son petit-fils qu'elle a tant peur de ne plus voir dans cinq ans !

Gaud et Yann ! Le sort capricieux qui les fait se rencontrer lors de noces où il est désigné "pour lui donner le bras" et où Gaud tombe amoureuse du grand Yann. Le destin malveillant qui s'acharne à les empêcher de se revoir. Et il faudra la mort, encore la mort, de l'ami pour que Gaud et Yann, enfin, se retrouvent et se marient juste six petits jours avant le départ pour une nouvelle campagne de six mois …

A chaque lecture de ce puissant roman, mon cœur saigne de ce foutu Destin qui se rit si bien du bonheur des gens, qui n'ajuste les horloges internes des gens que selon son bon vouloir, qui décide de faire mourir tel ou tel plongeant la veuve ou la mère ou la fiancée dans le désespoir.

C'est un roman de la pudeur, de la retenue, des beaux sentiments, de la colère rentrée et impuissante. C'est un roman où la beauté douce, un peu naïve, très pure de Gaud affronte la grande rivale, la mer, dans un combat inégal, déloyal.

Tout dans le roman est beau à commencer par les premières phrases.

Ils étaient cinq, aux carrures terribles, accoudés à boire, dans une sorte de logis sombre qui sentait la saumure et la mer. Le gîte, trop bas pour leurs tailles, s’effilait par un bout, comme l’intérieur d’une grande mouette vidée ; il oscillait faiblement, en rendant une plainte monotone, avec une lenteur de sommeil. Dehors, ce devait être la mer et la nuit, mais on n’en savait trop rien : une seule ouverture coupée dans le plafond était fermée par un couvercle en bois, et c’était une vieille lampe suspendue qui les éclairait en vacillant.

Un pur joyau de la littérature.

JeanG55
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le 1 août 2022

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