Quelles bizarreries ne trouve-t-on pas dans une grande ville, quand on sait se promener et regarder

J’aime passionnément le mystère, parce que j’ai toujours l’espoir de le débrouiller

nous dit Baudelaire en suivant un énième personnage, “Mademoiselle Bistouri”, dans un énième lieu sordide, aux détours des rues de Paris. Les Petits poèmes en prose semblent parfaitement répondre à cette curiosité d’esprit dont fait preuve l’auteur. Esprit insatiable, qui trouve en la capitale parisienne un terrain de jeu infini. Le mystère des rues de Paris et de ses habitants, de ses comportements, semblent attiser la curiosité de l’auteur, comme lui, attise à son tour la nôtre. Les poèmes de Baudelaire sont autant d’énigmes extraordinaires.

Baudelaire nous donne à lire sa curiosité, son esprit poursuivant le mystère dans un environnement inexploré. Il part à la rencontre de sujets farfelus et bizarres : la vieillesse (“Le Désespoir de la vieille”), les animaux, les quartiers populaires et les classes inférieures (“Assommons les pauvres”) ... Il sort des sentiers battus en parcourant la ville, pour conquérir ou du moins découvrir un terrain encore vierge et inexploré par d’autres. Que ce soit dans le choix de ces sujets ou dans la forme de ses poèmes. En effet, Baudelaire choisi aussi une forme encore mystérieuse et nouvelle : la poésie en prose. C’est un auteur à l’affut :

Quelles bizarreries ne trouve-t-on pas dans une grande ville, quand on sait se promener et regarder ?

Le poète est celui qui part à l’aventure, en quête du bizarre, au coin des ruelles sombres ou au milieu de la foule. Il “débrouille” et tente de rassembler des morceaux de réalités et de fantaisies, des éclats du monde. Dès l’ouverture des Petits poèmes en prose, le mystère flotte, étendu, comme un nuage. Un dialogue en prose en ouverture de recueil, un personnage “étranger”, un “homme énigmatique” qui “aime les nuages” : le cadre est déconcertant. Le lecteur est plongé dans l’inconnu, sa curiosité est attisée. D’une simplicité apparente, ce poème est pourtant d’une grande capacité de suggestion, fournie autant par son rythme que par sa musicalité et son langage poétique. Il nous interroge, nous, et nous incite à aller chercher au-delà des apparences, à comprendre cet être en quête d’absolu.

Les poèmes sont d’apparence brumeuse et énigmatique, “confuse” et semblable à l’idée de la beauté dans “Une mort héroïque”. Nous pouvons prendre pour exemple le poème “Chacun sa chimère” qui a une forme allégorique. L'auteur nous transporte dans un monde mystérieux car inconnu pour nous, complètement figuré. La lecture apparaît clairement comme un effort de pensée, de projection dans un autre univers : un univers mystérieux. Dans d’autres poèmes, il s'agit pour le lecteur de faire un effort d’imagination pour suivre les indices donner par Baudelaire : ne pas s’arrêter à l’image mais aller chercher, les odeurs, les sensations évoquées, la lecture peut se faire à voix haute pour entendre les sons, entremêlée de respirations pour “sentir” et “ressentir” :

je m'enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l'huile de coco. Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.

in “Un hémisphère dans une chevelure”

Au-delà de l’effort de lecture pour se projeter dans l’univers baudelairien, le lecteur doit faire un réel travail pour trouver son chemin et ne pas s’arrêter à sa première impression. La route est semée à la fois d’embuches et d’indices, qui ajoutent au mystère général. Il nous invite à être toujours curieux et attentifs. C’est au lecteur de trouver son chemin, d’enquêter et d’interpréter. Ses poèmes sont entremêlés de cynisme et d’ironie : souvent, comme c’est le cas dans “Un Plaisant”, les termes élogieux subissent une dépression systématique, le “beau”, le “joli”... Ailleurs, Baudelaire rit de ses lecteurs : dans “Le Chien et le Flacon” par exemple ou encore dans “Le galant Tireur” où un homme tire sur une poupée à l’image de “sa chère, sa délicieuse, son exécrable femme” qui se moquait de lui. Pour “La Corde - A Edouard Manet”, c’est une véritable enquête policière qui est menée : meurtre ou suicide, où est la responsabilité du peintre ? Où se cache “l’illusion”, puisqu’elle encadre le poème : ne peut-il pas être une illusion lui-même ou bien, peut-être est-ce le personnage nous racontant l’anecdote, qui est dans l’illusion de ce qu’il raconte ?

Entre mystification et illusion, Baudelaire nous laisse bien des indices, nous incitant chaque fois à élucider le mystère et à être en quête de savoir. Pourtant, nous pourrions penser que le mystère, par définition inaccessible et non élucidable peut être Beau et se suffire à lui-même. C’est la question qu’évoque Adèle Van Reeth avec Yan Blanc, historien de l’art dans une émission des “Chemins de la philosophie”. Il est des œuvres qu’on ne veut abîmer par notre quête de sens et de savoir, que nous voulons parfois prendre telles qu’elles sont, telles que nous les ressentons de prime abord, sans creuser d’avantage, de peur d’abimer cette spontanéité. Ce à quoi répond Yan Blanc :

On peut goûter les œuvres pour elles-mêmes mais on peut vouloir rentrer dans la fabrique de l’œuvre, essayer de comprendre pourquoi tel choix a été fait, avoir un peu l’impression à la fin du travail d’avoir accompagné l’artiste dans son atelier, d’avoir regardé ses gestes, d’avoir compris certaines des logiques qui sont en vigueur dans telle ou telle œuvre. Lorsqu’on revient à l’œuvre, elle est auréolée de cette expérience que l’on a faite, intellectuelle mais aussi imaginaire, une expérience d’une œuvre qui n’est plus simplement un tableau accroché à un mur mais le résultat d’un travail que l’on a reconstitué.

Alors, grâce aux indices que nous laisse Baudelaire ; cette phrase fait échos, et semble nous dire que jugement de goût et de connaissance font route ensemble, la curiosité de l’esprit étant sans cesse nourrit par le mystère baudelairien.

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le 21 oct. 2022

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