La profondeur du travail de Zizek ne doit pas être obscurcie par ses interprétations pop des grands traits de nos sociétés, que ce soit la lecture des velléités révolutionnaires du triangle géographique Allemagne-France-Angleterre depuis la constitution de leurs toilettes, ou le portrait du moi narcissique aux pulsions homoérotiques à partir d'une publicité pour les glaces Magnum, ou encore l'effacement par le Viagra de la distinction entre le pénis et le phallus, désexualisant l'acte de copulation – dont je vous laisse vous délecter en lisant l'ouvrage. Ce Plaidoyer constitue une rigoureuse analyse de la rhétorique capitalistico-libérale nourrie par ses maîtres à penser (Hegel, Marx, la première génération des penseur de la Théorie critique – Adorno, Horkheimer, et Lacan) comme des penseurs contemporains les plus pertinents (Jacques Rancière, Judith Butler ou encore Frederic Jameson).


La thèse que soutient Zizek est que la tolérance multiculturelle EST l'idéologie hégémonique du capitalisme global :



l'opposition entre le fondamentalisme ethnique-sexiste-religieux et la tolérance multiculturelle est en définitive une fausse opposition : la neutralisation politique de l'économie est le postulat commun à ces deux extrêmes. La seule manière de sortir de cette impasse, et donc de faire un premier pas en direction d'un renouveau de la gauche, est la réaffirmation d'une critique virulente, fortement intolérante, de la civilisation capitaliste globale



Étayons le propos. La grande force du discours postpolitique (ou multiculturalisme libéral-démocratique – ou Centre radical cher à Tony Blair – ou Nouvel Ordre mondial, en somme comme le dit Zizek « le jeu politique fondé sur la représentation du multipartisme associé à l'économie de marché globale » dont le polymorphisme est purement rhétorique) est de prévenir l'universalisation des demandes particulières. Précisions qu'il faut entendre par postpolitique l'affirmation péremptoire selon laquelle le clivage multiséculaire gauche/droite est anachronique (ce dont traite Chantal Mouffe dans L'illusion du consensus de manière remarquable).


Zizek se place à la suite de Rancière qui fait de la politique le moment où le groupe se place comme le Tout – le Tiers état de 1789 ou le « Wir sind das Volk » de 1989. Autrement dit, la politique n'est ni SOS Racisme ni les manifs de Charlottesville ni les marches postattentat – c'est le moment (rare) où le singulier tend à l'universel, au nom de l'Egaliberté (Zizek reprenant le mot de Balibar), c'est-à-dire au nom de la seule possession commune à tous les hommes du logos (« discours raisonné » ou « discours articulé »).


La force du propos de Zizek consiste à reprendre ce point fondamental pour souligner sa négation au sein de nos sociétés libérales qui s'efforcent d'enfermer le particulier dans sa particularité (l'affirmative action en est un exemple éclairant). La politique est ce moment où le particulier ne saurait se satisfaire d'un droit accordé pour retourner reprendre la place qui lui a été attribuée. Le particulier se constitue comme le Tout, « part des sans-parts » qui refuse la distribution sociale établie, c'est bien ceci que signifie chez Marx le prolétariat. Comme le dit ici Zizek, le singulier s'identifie avec le symptôme, il s'agit d'identifier l'universalité avec le point d'exclusion, ce qu'il appelle « une suspension de gauche de la loi », à laquelle la proposition « nous sommes tous des réfugiés » pourrait répondre :



Cette procédure d'identification avec le symptôme est l'exact et nécessaire contraire du mouvement critico-idéologique habituel consistant à reconnaître une teneur particulière derrière une certaine notion universelle abstraite, c'est-à-dire à dénoncer comme fausse l'universalité neutre (« l'« homme » des droits du même nom est en réalité le propriétaire blanc de sexe masculin... ») : on impose pitoyablement (et on s'identifie avec) le point d'exception/exclusion, l'« abject », inhérent à l'ordre positif concret, comme le seul point de véritable universalité.



Pour le libéralisme multiculturel, il s'agit donc avant tout de réduire à la signification littérale la question, en s'exclamant : « vous avez votre droit, cessez donc de m'emmerder ! », désormais chacun retourne à sa place, le tort est réparé, fin de partie. Tandis que le sot (qui pense la possibilité d'une troisième voie tout en faisant le jeu de l'ordre existant) ou le coquin (l'apologiste néoconservateur de ce postpolitique) s'étripent, le « Mal-du-ça » (la subjectivité meurtrie) fait des ravages et l'on assiste à un retour des passions sous forme violente.


L'absence de « substance » dans l'expérience sociale qui semble être la cause de ces retours passionnés ne saurait être comprise des libéraux qui présupposent un individu purement rationnel et réfléchi. Or, les identités particulières s'affirment, qu'il s'agisse du fondamentaliste qui prône une exclusion de l'Autre ou des politiques identitaires multiculturelles qui prônent une coexistence tolérante, une société hybride où chacun dispose du droit d'affirmer son mode spécifique de vie, et qui ne se trouve lié que par le Capital (tourisme gay, musique latino...). Pour Zizek, il s'agit ici de deux faces d'une même pièce.


Ces retours passionnés sont aussi à lire dans le situation inconfortable dans laquelle se trouve l’État-nation dont la forme universelle est menacée, tiraillée entre relation à une Chose ethnique particulière (le pays) et la fonction universelle du marché. La sublimation est ainsi pour le moins difficile... Zizek parle d'autocolonisation à propos de la coupure métropole/colonie ; désormais, le colon, c'est la multinationale !



Nous ne portons plus seulement des tee-shirts de républiques
bananières, mais nous vivons également dans des républiques
bananières



C'est cette « distance eurocentriste paternaliste » qui est insoutenable, « respecter la culture », c'est faire preuve d'un racisme désavoué, identifiant un point vide d'universalité depuis une position de surplomb. Ce n'est qu'en refusant l'étiquette d'une revendication « purement culturelle » que le mouvement queer par exemple s'inscrit comme politique, minant l'hétérosexualité normative constitutive du mode de production capitaliste.


Cette disparition voulue de la politique a pour corollaire une puissante répression de la subjectivité que Zizek illustre par la disparition programmée de la sexualité en son sens véritable (le Moi tout puissant affirmé se trouve en réalité sans solution face à la disparition de l'autorité symbolique, voir précisément les chapitres « le postpolitique et sa violence », « malaise dans la société du risque » « la sexualité aujourd'hui » et le tamagoshi comme objet interpassif). La réification au carré, que Zizek illustre en renversant le mot de Marx : dans le capitalisme contemporain,



« les relations entre les choses » objectives du marché tendent à adopter la forme fantasmagorique des « relations entre les gens » pseudo-personnalisées



Ce n'est que par une repolitisation de l'économie qui doit (enfin) être démasquée comme n'étant pas une simple manifestation de l'état des choses objectif que la dimension politique de l'universalité pourra être visée. Alors seulement, nous pourrons ranger le tamagoshi pour que le désir de l'Autre puisse réapparaître.

simon_t_
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Penser la société contemporaine en bonne compagnie

Créée

le 5 sept. 2017

Critique lue 432 fois

simon_t_

Écrit par

Critique lue 432 fois

D'autres avis sur Plaidoyer en faveur de l'intolérance

Du même critique

Gorgias
simon_t_
9

Critique de Gorgias par simon_t_

(Re)lire Platon en commençant par le Gorgias. Pourquoi le Gorgias? C'est simple, il a l'intensité dramatique d'un polar, parle de cuisine et de gymnastique, d'invisibilité devant la loi, de plaisir...

le 1 janv. 2015

10 j'aime

1

La Haine de la démocratie
simon_t_
8

La démocratie, à la mort

Rancière le sait, la haine de la démocratie, ça n'a rien de nouveau, c'est bien pour cela que son premier et dernier adversaire est, et restera ad vitam æternam, Platon, le Platon de La République...

le 26 janv. 2015

8 j'aime

1

Le Zéro et l'Infini
simon_t_
7

Sans issue

[Cette critique consiste essentiellement en une lecture politique de l’œuvre, lecture qui conteste le propos de Koestler lorsque celui-ci cherche à nous dire "quelque chose" (du communisme, de la...

le 18 févr. 2015

8 j'aime

4