Critique de Shaynning
BD adulte de 2020, "Chinese Queer" est ce genre de Bd qui comporte une forte dimension philosophique existentielle, un côté de critique sociale et un graphisme assez particulier.Faire un résumé de...
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le 22 mai 2022
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Incontournable Album Avril 2025
Je me décide enfin à réaliser ma critique pour ce petit dernier de la famille Griff, cette collection d'albums pour adolescent de la maison Isatis que j'affectionne beaucoup. Nous avons encore peu d'albums réalisés et pensés pour le lectorat des 12-17 ans du secondaire, alors nous portons une attention particulière en librairie jeunesse à l'égard de cette collection.
Il sera question ici d'anorexie mentale , qui est un trouble des conduites alimentaires. Je me rappelle avoir entendu d'une jeune femme vivant avec un trouble anorexique particulièrement grave que "Vivre avec l'anorexie, c'est comme vivre avec un régime nazi dans ma tête". Cette phrase m'a marquée, car les éléments qu'elle a amenés par la suite donnent en effet l'impression qu'un régime totalitaire à tendance cannibale opère dans son esprit. Entre les injonctions agressives, les nombreuses règles qui ne souffrent d'aucuns compromis et le fait, qu'à terme, cette gestion s'est soldée sur sa mort prématurée à 33 ans, son corps squelettique arrivant au bout de ses forces, on a vraiment l'impression que "quelque chose" a prit possession de sa conscience. C'était un reportage troublant, mais nécessaire, qui nous fait prendre conscience de tout le volet psychologique complexe qui opère dans un trouble alimentaire.
Dans cet album, il sera question de Plume, une adolescente normale qui vient d'entrer au secondaire. Elle a donc 12 ans. Cette jeune fille apprend que sa "meilleure amie" la laisse tomber au profil d'autres filles jugées "plus cool". Qui plus est, avec la puberté qui s'enclenche, Plume ne voit plus son corps de la même façon et commence à se dire qu'il est moche, car trop gras. Au début, il s'agit surtout de recadrer son alimentation: Mettre un peu moins de sauce, couper dans certains aliments sucrés , réduire certaines portions. S'installent ensuite progressivement des exercices physiques, la récurrence du calcul calorique, des repas coupés de moitié, des aliments totalement proscrits. Avec ces nouvelles restrictions, Plume semble se sentir en contrôle et se trouve valorisée dans cette "mission". Elle ne semble pas remarquer que son temps est de plus en plus monopolisé par ses calculs et ses stratégies. Elle ne remarque pas qu'elle est de plus en plus isolée. Quand certains membres de sa famille expriment leur inquiétude sur le fait qu'elle s'entraine beaucoup ou mange peu ses repas, elle se braque et se persuade plus que jamais que personne ne peut la comprendre. Elle voit dans sa mère, elle-même en entrainement et abstinente sur le sucre, la contradiction dans son dialogue. Comment sa mère peut-elle faire contrôler son poids et tenter de restreindre sa fille de faire de même? Et il y a son père, qui ne semble même pas capable de dire ce qu'il pense. Plume gagne en colère et son sentiment d’exclusion s'accroit. Son poids chute. Bientôt, ses parents décident de prendre une décision importante: Hospitaliser leur fille, même si elle ne veut pas.
L'album est l'un des Griff les plus remplis que j'ai vu, avec beaucoup de précisions, ce que j'apprécie. La maladie mentale est invisible et il faut apporter beaucoup de nuances pour comprendre les tenants et aboutissants d'une telle maladie. L'une de ces précisions concerne le double narratif: En effet, vous remarquerez que Plume tient une partie du récit, mais à un certain moment, on dirait que quelqu'un d'autre s'exprime. C'est "la voix anorexique". C'est elle qui croit que la faim est un caprice, par exemple. C'est elle qui affirme que tout ce temps, on lui a imposé cette "mascarade" des trois repas par jours et que désormais, elle est en contrôle. Ça, pour être en contrôle , effectivement, elle l'est. De plus en plus. C'est là que je voyais ce que j'ai entendu dans le reportage: On croirait qu'un colonel fasciste impose ses règles stupides et délétères dans la tête de notre adolescente, en contrôle total.
J'ai également vu un aspect que j'ai déjà étudié dans le cadre de mes cours sur l'intervention auprès des adolescents: Le renforcement. Plume, en affinant sa silhouette, reçoit des commentaires élogieux et impressionnés. Sans le vouloir, les gens de sa famille viennent de valider sa perte de poids, ce qui, conséquemment, vient lui signifier qu'elle devrait continuer à contrôler son poids et que la minceur est effectivement désirable. La même chose s'observe souvent chez les garçons, préciserais-je, particulièrement sur la question de la musculature. Bref, quand il s'agit de parler des facteurs de risque liées au développement des troubles de conduite alimentaires, le renforcement externe en est un. C'est donc important d'être vigilant quand on parle du physique de quelqu'un: En voulant le complimenter, peut-être sommes-nous en train de l'enfoncer.
La dimension d'exposition est bien sur pointée du doigt et ça ne date pas d'hier. Nos adolescentes et adolescents sont plus que jamais exposés de façon continue aux pires modèles de beauté. Je dis "pire" car avec les filtres, les chirurgies esthétiques et les images retouchées, ces canons esthétiques sont irréalistes comme jamais auparavant. Minceur extrêmes, restructuration de la silhouette, teint extrêmement uniforme, muscles saillants, nos garçons et nos filles sont bombardés des mêmes conneries encore et encore, promus par des industries qui n'ont rien à faire que ça bousille l'estime de soi de nos jeunes ( et de nos adultes). Cette exposition répétée n'a rien d'anodin et affecte notre "perception ou image corporelle". L'image corporelle réfère à cette vision que nous avons de notre corps, pas la vraie, celle qu'on perçoit. Le renforcement que notre corps n'est pas beau ne signifie pas qu'il l'est, cela signifie qu'on le perçoit comme tel, souvent en raison des comparaisons avec les standards et canons esthétiques promus dans nos société.
La dimension sociale est également présente dans le trouble alimentaire, que ce soit lié au cercle social familial, amical ou conjugal. Ici, notre ado a perdu son amie pour une raison assez futile liée au statut social. Vivre un rejet, surtout avec une relation de longue date, est un facteur de risque. Ce n'est pas un évènement mineur, surtout pour une ado qui se retrouve seule, alors même qu'elle vit une transition vers le secondaire, un autre évènement marquant dans une vie. En fait, tous les moments difficiles ou porteurs de gros changements, que ce soit les déménagements, la maladie, un changement de cuistre familial, une rupture amicale ou amoureuse, tous ces évènements déstabilisants peuvent contribuer au développement de troubles psychologiques. Cela dépend également du degré de confiance en soi, de préparation psychologique et du sentiment de sécurité que possède l'ado qui les vit.
Il y a toute sorte de mécanismes qu'on peut observer dans l'album avec Plume. Je pense à toutes ces petites pensées déculpabilisantes qu'elle a, alors même qu'elle coupe de plus en plus ses portions. On voit également son déni, de plus en plus affirmé, face à sa situation ou sa tendance à rejeter la faute sur les autres, notamment quand elle dit qu'on lui imposait de manger ses trois repas. Ses mensonges pour tromper son entourage deviennent quotidien. Ce qu'on voit, en fait, c'est que des mécanismes de défenses s'activent alors même qu'aucune menace n'est réellement là. La menace est dans sa tête, cette idée d'être rejetée parce qu'elle est grosse. Il y a aussi cette dimension où elle calcule chaque calories et se renforce elle-même à chaque calorie de moins qu'elle ingère. On voit le cercle vicieux de l'auto-renforcement se mettre en place, mais ce qu'elle ne voit pas encore, c'est que ce système est impossible à tenir. Elle ne peut pas non plus ne plus avoir de poids du tout. Or, son système est basé sur la perte continue. Il n'y a pas de ligne d'arrêt. Donc, elle ne pourra jamais satisfaire cette voix autoritaire dans sa tête.
Au-delà des effets et des causes, il y a également les solutions. Comme il s'agit d'un trouble alimentaire, il faut une psychothérapie. Parfois, il faut se rendre à l'hospitalisation et le drame, c'est que souvent, la personne concernée de veut pas se faire hospitaliser, car pour certain.e.s, ils/elles n'ont pas de problème! On ne voit pas dans l'album la psychothérapie en elle-même, mais il va surtout s'agir de déconstruire des idées, briser des patrons internalisés et aller dénicher les causes potentielles derrière le trouble. Oui, il peut y en avoir plusieurs, on parle de "facteurs de risques". Le support des proches est un gros facteur aidant et le temps est un allié. Un trouble ne se guérit pas en un jour, mais on peut en guérir.
Plume connait un moment charnière dans sa guérison que je trouve touchant. Il s'agit du moment où son frère lui confie le plus beau biscuit que sa grand-maman leur a confectionné ( Celui qui a le plus de pépites de chocolat!). Ce petit frère verbalise deux choses: Il a remarqué qu'elle ne mange plus de biscuits et il pense qu'elle ne veut plus passer de temps avec lui. Ce fut le déclic et Plume a prit le temps de manger ses biscuits avec son petite frère. Il est précisé en fin de livre que ce genre de déclic n'est pas commun à toutes les personnes vivant avec un trouble alimentaire, mais ça peut arriver.
L'album est en grande partie une histoire inspirée de faits réels, ceux vécus par notre autrice, madame Clavel. Il y a un prologue intéressant sur son vécu et une partie documentaire pour parler plus amplement du trouble à la fin de l'album. Il y a donc tout un volet informatif et préventif sans ce livre, ce dont je sied gré à l'autrice et son éditeur. Il s'agit, après tout, d'un sujet sensible. De plus, beaucoup de nuances sont apportés dans ces deux parties ( Prologue et documentaire), car les troubles alimentaires, comme les autres maladies d,ordre psychologique, sont exprimées de façon différente à chaque personne, malgré des critères diagnostiques similaires.
Enfin, j'aime cet axe de bienveillance envers soi. On le lit vers la fin de l'album et on en parle dans le documentaire, mais il faut parler de l'importance de "prendre soin de soi". La société peut vite nous imposer toute sorte d'injonctions sociale et de critères de réussite, mais nous n'avons pas à s'y conformer de façon si rigoureuse. Surtout si ça nous rend malheureux. On parle d'ailleurs de l'estime de soi comme "la base", "nos racines". En effet, sans amour pour soi, sans confiance en soi, comment espérer aimer et faire confiance aux autres? On table d'ailleurs sur un aspect important dans la construction identitaire liée à l'estime de soi: La connaissance de soi. Plume aura apprit des choses sur elle, elle aura toucher des limites et confronter certaines valeurs. Elle va en sortir plus forte. Comme le dit son père: On grandit dans l'expérience. Toutefois, l'expérience peut être positive. Essayer des choses nouvelles, forger de nouvelles amitiés ou connaissances, se montre curieux pour de nouveaux hobbies, confronter ses opinions, etc. Expérimenter, c'est se donner la chance de fleurir, peut importe le temps que cela prendra. Être bienveillant envers soi, c'est se donner la chance d’expérimenter également, tout en prenant soin de se dorloter soi-même. Je ne parle pas forcément d'achats, ce peut être plus simple que ça, comme se donner un moment tranquille dans une journée, s'offrir un bain moussant, mariner dans sa musique préférée, se détendre dans un vêtements confortable, prendre une marche, se concocter un dessert réconfortant, toutes ces petites choses qui font du bien. Le message derrière ces petits plaisirs est qu'il faut aussi cultiver le bien-être au jour le jour, sans que tout ce qu'on décide de faire soit forcément à dessein de performer.
Quant aux illustrations, elles sont minimalistes et aérées, dans des tons d'aquarelle. J'ai remarqué que dans la première partie, la couleur bleue lavande domine. C'est une couleur froide, elle donne ainsi l'impression de coller au côté "froid" de notre personnage, qui musèle ses émotions, contrôle ses comportements de façon très carrée et s'isole socialement. Au contraire, la seconde partie est illustré sur des tons chauds, dans une palette agrume oscillant entre le jaune, le rose et l'orangé. Cela correspond à la partie où Plume reconnecte avec ses émotions, s'ouvre aux autres personnages et son insatisfaction personnelle se mute en espoir pour l'avenir. Cette variation de couleurs est donc symbolique.
L'histoire de Plume est donc une plongée dans le monde de la psyché, où il est question d'identité, de mécanismes de défenses, de besoins non-remplis et d'une forme de détresse mentale. L'anorexie est bien plus complexe qu'une simple envie de maigrir, c'est un trouble où les pensées sont prises en otage et le besoin de contrôle devient envahissant. Il importe d'être bienveillant envers ces personnes qui en souffre, car oui, c'est un trouble très souffrant. Comme nous l'avons vu, beaucoup d'éléments s'inter-influencent dans la construction de ce type de trouble, ce n'est donc pas la faute des parents, ni de l'adolescent.e qui vit avec ce trouble au quotidien. Déstigmatiser les personnes qui vivent avec ce trouble, orienter les enjeux réels qu'il sous-tend et apporter des axes de prévention sont tout autant de choses qu'on apprend au contact de ce livre. C'est donc un autre bel ajout à la famille Griff.
Pour un lectorat adolescent, 12-15 ans+** ( Je précise que les 10-12 ans pourraient aussi y trouver de la pertinence, maintenant que je suis informée de l'existence des troubles alimentaires chez les enfants).
P.S: Le livre "Mon corps origami", "Le poids de la honte" et "La balance du vide" abordent à eux trois la diversité corporelle, le trouble anorexique et les injonctions sociales à la minceur. Ils font tout trois parti de la famille Unik, aux éditions Héritage Jeunesse.
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Créée
le 28 juil. 2025
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